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qui j’en rendis compte me dit que j’aurais pu les faire fusiller, et qu’il m’y autorisait parfaitement à l’avenir. Je n’ai point abusé de sa confiance. » Une autre fois il était chargé d’occuper Stade après une insurrection de cette ville contre la domination française. « Mes instructions portaient de traiter les habitans sévèrement. À cette époque, ce mot voulait tout dire. Je reçus les magistrats et les principaux notables, et je me montrai sévère en paroles pour me dispenser de l’être en actions. Dans notre marche depuis Hambourg, les populations fuyaient à notre approche. J’en éprouvai pendant toute la route une tristesse inexprimable. La beauté du pays, le coup d’œil enchanteur qu’offrent les bords de l’Elbe dans cette saison, me donnaient l’idée d’un voyage de plaisir. J’aurais voulu n’inspirer que des sentimens de bienveillance aux habitans des charmantes maisons que l’on trouve à chaque pas sur cette route, et cette impression me rendait plus pénible encore le ministère rigoureux qui m’était confié. »

On trouve plus d’une page semblable dans les Souvenirs militaires ; en voici une plus belle encore : « Au milieu de ces horribles calamités (il s’agit de la retraite de Russie), la destruction de mon régiment me causait une douleur bien vive. C’était là ma véritable souffrance, ou, pour mieux dire, la seule, car je n’appelle pas de ce nom la faim, le froid et la fatigue. Quand la santé résiste aux souffrances physiques, le courage apprend bientôt à les mépriser, surtout quand il est soutenu par l’idée de Dieu et par l’espérance d’une autre vie ; mais j’avoue que le courage m’abandonnait en voyant succomber sous mes yeux des amis, des compagnons d’armes. Rien n’attache autant que la communauté de malheurs ; aussi ai-je toujours retrouvé en eux le même attachement qu’ils m’inspiraient. Jamais un officier ou un soldat n’eut un morceau de pain sans venir le partager avec moi. » De pareils traits font aimer l’homme en même temps qu’ils peignent le soldat. Il n’y a pas jusqu’aux réminiscences classiques qui ne viennent apporter quelquefois une heureuse diversion à ces scènes d’horreur ; on aime à voir M. de Fezensac ne pas oublier son Virgile, et, pour s’excuser en quelque sorte d’avoir survécu, invoquer ces beaux vers :

Iliaci cineres et flamma extrema meorum,
Testor, in occasu vestro, nec tela, nec ullas
Vitavisse vices Danaum, et si fata fuissent
Ut caderem, meruisse manu.

« Cendres d’Ilion, et vous, mânes de mes compagnons, je vous prends à témoin que, dans votre désastre, je n’ai reculé ni devant les traits de l’ennemi ni devant aucun genre de danger, et que, si les destins l’eussent permis, j’aurais mérité de mourir avec vous. »


L. DE LAVERGNE.
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V. de Mars.