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un pareil désordre. J’eus occasion de remarquer alors combien il importe que les officiers d’infanterie soient à pied et s’exposent aux fatigues aussi bien qu’aux dangers. Un jour un soldat murmurait, son capitaine lui dit : — De quoi te plains-tu ? Tu es fatigué, je le suis aussi ; tu n’as pas mangé, ni moi non plus ; tu as les jambes dans la neige, regarde-moi. — Avec un pareil langage, il n’y a rien qu’on ne puisse exiger des soldats. » Celui qui parle ainsi semble à peine se souvenir qu’il était lui-même un de ces officiers. « J’eus alors occasion de remarquer,… » dit-il simplement.

La paix faite, l’armée prit ses cantonnemens en Allemagne. La compagnie de M. de Fezensac fut placée dans une ancienne abbaye, près du lac de Constance. L’abbaye avait été sécularisée ; elle appartenait au grand-duc de Bade, et un bailli l’administrait en son nom. C’est chez ce bailli que logeait notre jeune officier, qui se fit bientôt aimer de toute la famille, mais il ne dissimule pas les abus qui accompagnaient le séjour des troupes. La solde n’était point payée, et les soldats vivaient à discrétion chez les habitans. Quand un officier voulait sortir, il demandait des chevaux et une voiture qu’il ne payait jamais. On recevait des visites, on donnait à dîner à ses amis, toujours aux frais du pays. Les soldats dansaient avec les filles et buvaient le vin des paysans. « On pense bien que la galanterie n’était point oubliée. Nous apportions dans ces intérieurs froids et solitaires un mouvement, une gaîté, une animation inconnus, et auxquels les femmes surtout paraissaient fort sensibles. »

Si la bataille d’Austerlitz est du 2 décembre 1805, celle d’Iéna est du 14 octobre 1806 ; entre ces deux victoires il ne s’est pas écoulé un an. L’armée quitta donc ses cantonnemens sans rentrer en France, pour marcher contre un nouvel ennemi. M. de Fezensac fut nommé aide de camp du maréchal Ney, qui commandait le 6e corps. « Le maréchal me reçut bien, sans s’informer si j’avais rien de ce qui m’était nécessaire pour commencer mon nouveau service. J’étais sans chevaux, sans équipage, presque sans argent. Il m’aurait fallu huit jours de repos et les ressources qui me manquaient pour me procurer le nécessaire, et c’était pendant des marches continuelles qu’il fallut me mettre en état de devenir aide de camp. Enfin je trouvai un cheval isabelle qui heureusement ne me coûta pas cher ; je le sellai et le bridai, Dieu sait comment. Ce fut mon compagnon fidèle pendant les marches comme à la bataille d’Iéna ; on eût dit que le pauvre animal sentait combien il m’était nécessaire. »

Le 6e corps marchait sans s’arrêter. Le maréchal donnait des ordres à porter à ses aides de camp, sans leur communiquer le moindre renseignement sur la situation des troupes. Il fallait se tirer d’affaire comme on pouvait. Arrivé en face des Prussiens, Ney les attaqua précipitamment. Il s’élança au milieu du feu comme un caporal de voltigeurs ; ses aides de camp l’y suivirent. Puis arriva le maréchal Lannes, puis les maréchaux Soult et Augereau, et enfin la garde impériale, commandée par Napoléon. La bataille d’Iéna était gagnée. Le 6e corps poursuivit rapidement l’armée battue et s’empara en passant de Magdebourg. Il fallut ensuite entrer en Pologne et marcher sur la Vistule pour aller au-devant des Russes, qui arrivaient. Le maréchal voulait être partout le premier ; mais il eut le chagrin