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lui ; Géricault, qui, dans une semblable direction, les distance, tous de la puissance de son génie.

Que l’on ne s’étonne point de ce rapprochement de noms : les frères Le Nain, Chardin, Géricault. Nous avons à plusieurs reprises montré le principe commun qui les unit. C’est le même germe, inculte tout d’abord, ignorant de lui-même et de son énergique vitalité, puis rendant par une culture intelligente une moisson parfaitement saine, s’épanouissant enfin et laissant entrevoir toutes les ressources de sa fertilité prodigieuse sous la main trop tôt glacée d’un grand artiste. Telle est la vertu de la sincérité dans l’art que les hommes qui ont entre eux le moins de parenté intellectuelle peuvent se faire suite et garder néanmoins leur individualité intacte. Il y a loin de là à la théorie de la soumission absolue aux erremens de la tradition; mais, bien que cela dérange nos habitudes, nous sommes forcés de compter avec les événemens. Or, dans le désarroi de l’école française contemporaine, le réalisme nous avertit qu’il est temps de faire triompher la loi d’affranchissement. Ce siècle a déjà vu deux tentatives en ce sens ; la première a avorté, parce que ceux qui l’ont dirigée se sont arrêtés à moitié de leur effort; je parle du romantisme, qui, rendant à tous les siècles de notre histoire le droit de cité dans l’art, s’est arrêté au seuil du XIXe. Puisse cet exemple nous servir de leçon et nous donner le courage de ne pas laisser périr la seconde tentative sous les reproches trop légitimes que, par son défaut de grandeur et d’élévation, par ses partis-pris exclusifs, le réalisme a soulevés dans la plupart des esprits les moins intolérans !

En vue de cet affranchissement, bien loin de combattre l’étude des marbres grecs et des ouvrages italiens, il faut la recommander instamment, à la condition cependant qu’on y cherchera seulement les précieux conseils théoriques et pratiques dont ils sont remplis, et non des modèles à imiter. Phidias, Raphaël, ces admirables génies, ont donné l’expression exacte de la société au milieu de laquelle ils ont vécu, sans se préoccuper de la valeur historique de leur temps. Le siècle de Périclès et celui de Léon X n’en ont pas moins obtenu à leur tour le prestige du passé; ils ont pour nous maintenant l’auréole de l’histoire. L’heure présente, elle aussi, sera de l’histoire un jour : laisserons-nous donc à nos arrière-neveux l’honneur de nous introduire dans le domaine de l’art avec nos mœurs, nos usages, nos costumes, nos sentimens et nos idées? Comment le feront-ils, si nous ne marquons pas la trace de notre passage, et pourquoi le feraient-ils, si nous avons eu tellement honte de nous-mêmes que nous ayons rougi de le faire? Quelle grande œuvre n’eût-ce pas été que le Serment du Jeu de Paume, si David l’avait achevée ! Et David n’était point doué à l’égal de Raphaël ni de Phidias. Malgré ses imperfections, le Radeau de la Méduse n’a-t-il pas aujourd’hui