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Procession dans l’intérieur d’une église qui est une merveille d’habileté autant qu’une œuvre audacieuse à force de sincérité naïve et franche. A juste titre, on leur a ainsi enlevé une peinture qui leur faisait un grand honneur, mais ne leur appartenait pas. Ceux qui se sont pris d’admiration rétrospective pour les Le Nain doivent bien regretter qu’ils n’aient jamais rien fait qui ait cette valeur. La prestesse, la chaleur d’exécution, la touche large et grasse, la vigueur de coloration, l’intensité des tons qui distinguent la Procession, révèlent un tempérament pittoresque bien autrement puissant que celui des frères Le Nain, braves gens qui peignaient solidement, pesamment, mais qu’aucune flamme intérieure, non plus qu’aucune inquiétude de la beauté plastique, aucun souci des procédés techniques, n’ont jamais émus. Il faut se hâter de dire qu’au XVIIe siècle, en France, c’était là un mérite dédaigné de tout le monde, amateurs et artistes. La recherche du procédé était considérée comme un signe de décadence, et nous savons trop, au médiocre honneur de notre école, ce qu’un tel puritanisme a produit.

Les frères Le Nain, tout réalistes qu’ils fussent, n’ont pas mieux fait que les autres, et par cela même qu’ils s’étaient affranchis de toute discipline, ils sont moins excusables que ceux qui obéissaient à ce qu’ils croyaient être l’intérêt et la dignité du grand art. Ne nous arrêtons pas plus que de raison toutefois sur le peu de qualités. pratiques que dénotent les tableaux des Le Nain : leurs faiblesses n’étant pas volontaires, ils n’en sont pas responsables; mais ne laissons pas échapper cette occasion d’attirer sur ce point l’attention des jeunes gens que pourrait tromper la réhabilitation dont les artistes laonnais sont l’objet depuis quelques années. M. Champfleury a beaucoup aidé à ce retour de l’opinion publique sur ses peintres favoris : on doit lui en savoir gré; mais il faut se garder d’aller trop loin et se méfier d’un excès d’enthousiasme. Emporté par les exigences d’une idée systématique, l’auteur des Peintres du réel sous Louis XIII fait en faveur du principe trop bon marché de la manière dont il est appliqué et mis en œuvre. Il ne dissimule pas les côtés inférieurs du talent des Le Nain, il a trop de clairvoyance et de bonne foi pour ne pas les apercevoir et les montrer; mais il les absout toujours, et il va si loin dans la voie de l’indulgence qu’on ne peut le suivre et lui laisser passer des phrases comme celles-ci : « les Le Nain ont mille défauts, et ce sont de grands peintres qu’on ne peut oublier, quand on les a vus une fois. » Le mot grands est excessif et passe toute mesure; il faut le supprimer impitoyablement. J’aimerais mieux cet autre jugement, que je trouve quelques lignes plus loin : « les Le Nain ont eu beaucoup de défauts, mais ce sont les défauts de leurs qualités, et si leurs qualités sont grandes, l’esprit philosophique, faisant la part de la nature, si incomplète,