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était une promesse d’éclosion tardive pour le génie esthétique particulier à la France. On ne doit pas craindre d’insister sur une idée qui rencontre plus d’un adversaire parmi les partisans des doctrines absolues en fait d’art, parmi ceux qui croient à un type immuable du beau, type nécessaire et suffisant à l’homme, quel que soit son degré de culture intellectuelle et morale, sous toutes les latitudes, sous les deux les plus opposés, en dépit des influences de race, de climat et de civilisation. Le respect que doivent inspirer de nobles ambitions spéculatives, une constante élévation de vues, ne saurait cependant dissiper des doutes réfléchis et profondément enracinés sur la valeur de principes trop inflexibles. Les affirmations absolues étonnent toujours, elles n’ont d’effet certain que celui de mettre le penseur sur ses gardes. Et c’est non-seulement la liberté du goût, mais l’histoire des arts elle-même qui proteste contre des théories dont la rigide application supprimerait d’un trait de plume toute l’école hollandaise et son maître incomparable, Rembrandt, n’admettrait Titien, Véronèse, que sous toutes réserves, immolerait Léonard de Vinci et Michel-Ange à Raphaël, et Raphaël lui-même à Phidias. Il faut être plus modeste, plus humain, et compter davantage avec les besoins des divers peuples dans l’âgé moderne. Prétendre imposer à toute nation, à chaque tempérament local, un idéal collectif est une présomption fort noble assurément, mais non moins stérile. Que le même centre d’admirable lumière ait vu naître Œdipe roi et la frise du Parthénon, que les mêmes convulsions politiques de l’Italie aient inspiré le Jugement dernier et la Divine Comédie, personne ne sera surpris de semblables éclosions ; mais pourquoi s’étonnerait-on davantage de rencontrer Rembrandt en pays luthérien et Hogarth en pleine société puritaine ? Tous ils ont vu le même idéal, mais ils l’ont vu sous un angle différent, propre à leur tempérament, aux milieux intellectuels et sociaux dans lesquels ils avaient été nourris. Sachons donc comprendre et admettre que la France a droit de s’exprimer elle-même par les arts du dessin. Aidons-la à trouver en peinture et en statuaire une langue équivalente à celle qu’ont parlée Rabelais, Montaigne, Bossuet, Molière et Voltaire. Dans le Laocoon, Lessing a fait justice de l’adage mortel à toute vérité esthétique, de cet ut pictura poesis, dont les pédans ont passé aux naïfs, de siècle en siècle, la recette misérable, précepte qu’ils ont faussé en le transportant d’un peuple doué du génie lyrique à ces peuples du nord dont le lyrisme est, comme leur lyre, une affaire de convention. S’il est juste qu’il y ait une étroite relation entre les divers modes des manifestations intellectuelles pour chaque peuple, ce n’est point au lyrisme que nos arts plastiques doivent emprunter des modèles, ce n’est point le lyrisme qui doit leur servir de guide, mais notre excellente prose, cette langue