Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 46.djvu/19

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je m’approchai. — Un Léonard de Vinci ! m’écriai-je. — Je ne me trompais pas. Le couvent de Saint-Onuphre possède une Sainte Vierge peinte par ce grand artiste. C’est un chef-d’œuvre que je vous recommande quand vous irez à Rome, car elle est divinement belle, cette mère des douleurs avec ses longs cheveux dorés autour desquels s’enroule un linge blanc négligemment noué. Un prélat agenouillé vient de lui présenter une fleur, elle l’a remise au bambino qui se retourne pour bénir le donateur, et, la tête penchée, elle les regarde l’un et l’autre en souriant. Dans ce sourire, il y a un cœur, et de ce cœur il s’exhale une tristesse secrète et pénétrante. Cette vierge de Léonard n’est pas une madone de Raphaël ; elle ne jouit pas de la plénitude de la santé et du bonheur, elle ne s’abandonne pas sans réserve à la joie triomphante de serrer son Dieu dans ses bras. Nature nerveuse, corps délicat que l’âme travaille, on lit sur ses traits une sensibilité profonde mêlée de rêverie, et sa mélancolie paraît dans ses yeux baissés, dans ses narines palpitantes, dans le nuage répandu sur son front ; elle a les longues, les inquiètes prévoyances de la maternité, elle connaît la vie, elle sait que ce monde est plein de pièges, et, regardant son fils, elle se trouble, elle frémit, elle entrevoit, comme dans un rêve, le sanglant mystère de la croix, et elle sourit pour ne pas pleurer…

Je rapprochai dans ma pensée ce sourire douloureux et l’expression déchirante du masque de cire. Ici de navrantes appréhensions, là le plus amer des désenchantemens. Le Tasse méconnu, perdant son génie et mourant dans l’indigence, l’homme divin crucifié sous les yeux de sa mère !… — Ah ! m’écriai-je, cette misérable vie n’est qu’une embûche… Le ciel me punit de ma naïveté.

Eeeh !… répondit de nouveau fra Antonio, qui venait de me rejoindre et dont la voix sonore fit retentir tous les échos du corridor ; mais cette fois le saint homme n’en resta pas là. D’un ton de componction : François Sforza, ajouta-t-il, avait coutume de dire qu’il y a trois cas dans la vie où la sagesse humaine ne sert de rien. S’agit-il de prendre femme, d’acquérir un cheval ou d’acheter un melon, il faut, selon lui, se recommander à Dieu et enfoncer sa barrette sur ses yeux. Moi, je dis : Quoi que tu fasses, enfonce ta barrette et charge ton directeur d’y voir pour toi. — Et en parlant ainsi il abaissait dévotement ses paupières sur ses ardentes prunelles.

— Cela est bon, repartis-je, pour vous autres Romains qui avez des yeux au bout des doigts. — Le compliment lui plut, bien qu’un peu profane, et il me salua gracieusement. Cependant, quand nous fûmes arrivés à la porte du couvent, il me toisa d’un air narquois des pieds à la tête, et pendant qu’il tirait le verrou, je l’entendis grommeler entre ses dents : Che grassoccia sensitiva !…