Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 46.djvu/187

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à un poème récité par les ghékos. Après la danse, qui avait duré assez longtemps, il y eut un moment de repos et de silence. Les ghékos acceptèrent avec force remercîmens les gâteaux et le sakki que nous leur fîmes offrir ; les danseuses, encouragées par l’o-bassan, commencèrent à se sentir plus à l’aise, et causèrent à voix basse. Quelques-unes étaient fort jolies; mais ce qui me frappa bien plus que les traits de leur visage, c’était l’air modeste qui les rehaussait toutes. A les voir ainsi timides et réservées, on les eût prises pour d’honnêtes filles de la bourgeoisie. Une seule se faisait remarquer par une hardiesse d’allures qui contrastait singulièrement avec sa figure pâle et distinguée. « Il n’y a rien là d’étonnant, me dit un de nos amis à qui j’avais fait part de mon impression : cette jeune fille passe pour une beauté à la mode et fort recherchée. L’année dernière, elle était timide à l’excès ; depuis, elle a passé quelques mois à Décima et à Oora, et c’est en fréquentant nos compatriotes qu’elle est devenue telle que vous la voyez. Vous pouvez admettre comme une règle générale que les indigènes dégénèrent moralement aussitôt qu’ils entrent en rapport avec nous. A quelles causes attribuer ce phénomène, peu flatteur pour notre amour-propre? Ce n’est pas le lieu de le rechercher ; mais j’affirme qu’au Japon comme en Chine, la bonne, l’aimable société indigène a disparu partout où règne l’influence des Européens. Les rouîtes (portefaix) de Décima sont d’incorrigibles larrons, les marchands de Yokohama deviennent de jour en jour plus insolens, et les Japonaises qui sont obligées de subir la compagnie des étrangers y perdent très vite la modestie qui fait leur principal charme[1]. »

Je ne saurais autrement définir l’état de démoralisation des djoros dans la compagnie desquelles je m’étais trouvé qu’en le qualifiant d’état inconscient. Toute loi morale se fonde sur la conscience. Où la conscience fait défaut, peut-il y avoir démoralisation? Ce qui est certain, c’est que la vie des djoros n’a rien qui blesse la conscience japonaise. Dans un des temples les plus vénérés de Yédo, dans le temple d’Akatza ou Quanon-sama, on a suspendu près de l’autel les portraits de quelques djoros célèbres pour leur beauté et leur charité ; on les montre aux jeunes filles vendues comme des modèles à

  1. Je ne voudrais, à aucun prix, me joindre à quelques voyageurs, mes devanciers, qui, après avoir joui de l’hospitalité des Européens dans l’extrême Orient, leur jettent la pierre, en les accusant de manquer souvent d’équité, de tact et de dignité dans leurs relations avec les indigènes. Les étrangers qui résident en Chine et au Japon forment des communautés très respectables. Si l’argent que fait circuler leur commerce a souvent une triste influence sur les indigènes avec lesquels ils se trouvent en contact, et qui appartiennent généralement aux plus basses classes de la société, il serait injuste de rendre les Européens responsables d’un résultat où leur volonté n’entre pour rien.