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Non, jamais, je pense, je n’éprouvai une plus poignante émotion. Dans quelle langue, par quels mots exprimer le mystère de génie et de désespoir que respire ce front auguste sous sa couronne de laurier desséchée, et comment publier, après les avoir vus, ces traits nobles et fiers, d’une délicatesse exquise, ce nez mince, effilé, ce menton un peu pointu, ces lèvres fines, ces yeux qui, du sein de l’ombre éternelle, semblent encore chercher la lumière, toute cette figure enfin où se révèle le gentilhomme, le cavalier, le poète, et par-dessus tout la légèreté divine d’une âme ailée, et l’audace des désirs, et les rêves infinis, et les pensées voyageuses… Hélas ! sur cette figure si belle plane comme la malédiction d’une sinistre destinée. La douleur, une douleur sans nom, a tout assombri, tout ravagé ; elle a dévasté ces orbites creuses, amaigri les joues, contracté les muscles, tordu convulsivement les coins de cette bouche qui parle encore, et semble dire : Grand Dieu ! voilà donc ce qu’est la vie !… Mais regardez bien, regardez mieux : ce masque dit autre chose. Il s’y peint je ne sais quel désordre, quel égarement de l’esprit, ou plutôt quelle lutte tragique de la folie et de la raison… O sort implacable ! ô dieux jaloux du génie et de la beauté ! On croirait voir un don Quichotte mystique dont la vie fut un rêve, et que le hoquet de la mort a réveillé en sursaut… Mes amis, vous me connaissez ? Vous savez que le gros baron a le cœur sensible, et se laisse aller sans fausse honte à ce qui lui prend les entrailles ? Devant ce masque de cire, il sentit ses yeux se mouiller et deux grosses larmes couler lentement le long de ses joues… Ah ! pauvre grand homme ! disais-je à part moi, quelle est donc cette coupe d’amertume que tu as vidée jusqu’à la lie ?… Et tout à coup, me retournant brusquement vers le moine, j’eus la sottise de m’écrier : — Mon père, expliquez-moi, je vous en conjure, pourquoi cet homme est devenu fou !

Il me regarda de haut en bas, haussa légèrement l’épaule gauche, cligna l’œil droit, et me répondit : Eeeh !…

Sans mentir, ce fut là toute sa réponse.

Il faut que vous sachiez, madame, que ce eeeh est une exclamation tout italienne, inconnue en France, et qui dit plus de choses qu’elle n’est grosse. Ce eeeh, c’est les Romains qui l’ont inventé, et dans leur bouche il est d’une éloquence sans pareille. Oui, accompagné, comme je vous l’expliquais tout à l’heure, d’un clignement d’yeux et d’un léger haussement d’épaules, ce eeeh vaut à lui seul toute une période de Cicéron ; il sert de réponse à tout, c’est un argument sans réplique. Avec ce eeeh, vous mettez votre interlocuteur au pied du mur et vous lui faites sentir qu’il est entre vous et lui une incommensurable distance, car ce eeeh exprime à la fois de la hauteur, une commisération superbe, de l’impatience,