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et leurs vues, combineront au besoin leurs desseins. Un véritable blocus moral sera formé autour de la Russie. Comment cette situation agira-t-elle sur la Russie et sur les trois puissances? Le gouvernement russe sera laissé en tête-à-tête avec son héroïque victime. Espère-t-il qu’il en viendra bientôt à bout par les actes de Mouravief et de ses émules? Ce serait une étrange illusion. Le terrorisme est l’arme de ceux qui ont peur; il est impuissant contre les causes légitimes, et consume toujours ceux qui l’emploient. D’ailleurs, après les refus de la Russie, le moment viendra vite où les puissances qui auront aggravé momentanément par leur intervention diplomatique la situation des Polonais seront obligées, par la plus stricte équité, de ne plus voir en eux des insurgés et des rebelles, et de leur reconnaître le caractère de belligérans. Mais la Russie n’aura pas seulement à lutter contre l’insurrection polonaise; elle devra prévoir, elle le prévoit déjà, le moment où la réprobation des puissances pourra se changer en hostilités actives. Ignorant où elle pourra être attaquée, il faudra qu’elle accumule ses préparatifs de défense sur tous les points faibles de sa vaste circonférence. Cette incertitude condamnera la Russie à des efforts immenses et stériles. Croit-elle que ses ressources lui permettent de supporter longtemps les perplexités d’une telle situation? Ses moyens de communication sont encore incomplets; les déplacemens de troupes sont ruineux pour elle; l’intérêt de l’argent est à un taux d’usure à Saint-Pétersbourg. Grâce à l’abondance des récoltes dans l’Europe occidentale, la Russie ne pourra pas échanger son blé contre notre or. Dans un tel état de choses, nous ne supposons point que nos prudens banquiers et capitalistes veuillent se charger d’exécuter ses chemins de fer et montrent un grand empressement à souscrire ses emprunts. Ainsi cette situation dilatoire doit inquiéter, fatiguer, épuiser la Russie, et met à sa charge tout le chapitre des accidens. Il semble que l’on en sente déjà les ruineux effets en Russie, à en juger par un curieux article de la Gazette de Moscou, le plus ancien journal de ce pays et l’organe du vieux parti russe. Ce journal, dans son long rugissement, nous annonce que la Russie ne se laissera pas consumer dans l’inaction et attaquera la première ses ennemis. Soit; mais en attendant l’effet de cette menace et quand elle sera exécutée par un ennemi déjà épuisé, ni la France, ni l’Angleterre, ni l’Autriche n’auront subi aucune charge, n’auront armé un vaisseau de plus, n’auront appelé extraordinairement aucun soldat sous les drapeaux. Si le gouvernement russe veut aller jusqu’à cette extrémité, les trois puissances n’auront pas à s’imposer de bien lourds sacrifices pour le mettre à la raison. La politique de temporisation est donc la meilleure tactique à suivre à l’égard de la Russie. De deux choses l’une, ou la Russie, comprenant mieux ses intérêts, voudra se rapprocher de l’Europe et accordera à la Pologne de justes et efficaces réparations, ou elle s’opiniâtrera dans une obstination vaniteuse et farouche, et alors, si la guerre doit avoir lieu, elle sera à moitié faite par l’épuisement de la Russie au moment où elle éclatera. Jusque-là, et ce ne sera pas