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décisif. Ce sont en effet les membres du cabinet prussien qui ont pris la responsabilité d’une rupture définitive avec la seconde chambre, et cela sur le plus futile prétexte, en émettant la prétention, en leur qualité de représentans de la couronne, de se soustraire au sein même de la chambre à l’autorité du président chargé de la direction des débats. La pratique de tous les états où le régime représentatif est en vigueur condamne la théorie du cabinet prussien. Le bon sens, justifié par l’expérience, indiquait assez qu’il ne peut point y avoir deux autorités indépendantes au sein d’une assemblée représentative, et que tout ministre y doit, ne fût-ce que par courtoisie, respecter l’autorité du président dans la conduite de la discussion ; mais il fallait un prétexte au cabinet pour se débarrasser de la chambre, et M. de Bismark n’a pas hésité à chercher celui qu’il eût dû, ce nous semble, éviter avec le plus de soin, puisqu’il compromet également la dignité de la couronne et l’honneur de la chambre populaire. Et quel moment choisit le cabinet de Berlin pour suspendre en fait la constitution prussienne et mettre devant l’Europe la Prusse dans un état de désorganisation politique qui est pour lui une cause d’affaiblissement moral ? C’est justement le moment le plus critique que la politique extérieure de la Prusse ait traversé depuis longtemps, le moment où le cabinet de Berlin a pris et conserve dans la question polonaise une attitude qui a mérité le blâme de l’Europe libérale, et qui met les intérêts prussiens en péril. La politique de la cour de Berlin dans la question polonaise fait revivre en effet cet assujettissement de la Prusse à la Russie qui autrefois a si souvent blessé l’amour-propre des Allemands, et a entraîné les Prussiens dans les difficultés les plus graves. C’est avec un sincère chagrin que nous voyons le gouvernement du roi Guillaume se jeter ainsi en même temps dans les complications intérieures et dans les obscures complications extérieures que peuvent lui susciter les accidens des affaires de Pologne.

La question polonaise à notre avis s’aggrave par sa durée même. L’état de ce malheureux pays est une obsession douloureuse pour la conscience de l’Europe. Il se passe là des faits monstrueux qui laissent des remords aux peuples et aux gouvernemens qui en demeurent les paisibles spectateurs. La publicité russe elle-même ne craint pas de nous apprendre que des troupes moscovites, dans leur sauvage emportement, ne veulent pas faire de prisonniers et passent par les armes des vaincus dont le seul crime est de combattre pour la liberté de leur religion et l’affranchissement de leur pays. Une autre fois l’Europe apprend par la publication du rapport récent d’un conseiller d’état russe que l’on prépare à Saint-Pétersbourg un vaste projet de dépossession des Polonais de la Lithuanie et des autres provinces unies à la Russie. il s’agit d’imposer aux propriétaires polonais, nobles et bourgeois, la vente forcée et immédiate de leurs biens, c’est-à-dire en réalité que l’on veut opérer la confiscation en masse des biens des propriétaires lithuaniens. De tels actes, de tels projets, véritables inspirations