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soit une progression, soit une conclusion de cette pensée qu’on voit naître, croître et arriver enfin à son point culminant et tout à fait lumineux dans chacune de ces dix journées.

Mais quoique l’histoire d’Alaciel rentre dans une de ces catégories méthodiquement classées et enchaînées (celle des fatalités de l’amour et des jeux de la fortune), elle se tient debout en quelque sorte par la seule force de sa donnée et l’évidence de la vérité qu’elle veut démontrer. Elle peut être isolée, car nous n’avons pas besoin des nouvelles qui la précèdent et qui la suivent pour comprendre les caprices de la fortune et la fatalité implacable de l’amour ; elle dit si complètement ce qu’elle veut dire, avec une telle éloquence, un tel luxe de preuves, une telle ironie et une telle tristesse, que nous n’avons que faire d’un autre exemple.

Voyez un peu cependant, combien il y a de manières de comprendre une même chose. L’histoire d’Alaciel est-elle triste, est-elle gaie ? Cela dépend beaucoup du caractère et de l’humeur du lecteur. « Le monde, dit l’humoriste Thackeray, est comme nous voulons le voir. Il est gai et comique, si vous voulez qu’il soit gai et comique ; il est sombre et tragique, si vous voulez qu’il soit sombre et tragique. Cela dépend de la lorgnette dont vous vous servez pour le regarder. » L’histoire de la fiancée du roi de Garbe est généralement prise par le côté plaisant, et elle a acquis une réputation comique et gaie, parce que la plupart des lecteurs, appliquant à leur manière la maxime de Thackeray, ont voulu qu’elle soit comique et gaie. On pourrait dire que le plus grand des malheurs de la belle Alaciel, c’est d’avoir pour toute consolation servi de sujet d’amusement à tous les cœurs vulgaires et de comparaison grivoise à toutes les conversations libertines. On dit d’une femme qui compte un trop grand nombre d’aventures qu’elle a changé d’amoureux aussi souvent que la fiancée du roi de Garbe. On dit d’un homme versatile ou battu par les vents contraires de la fortune qu’il est plus changeant que les destinées de la fiancée du roi de Garbe, ou plus ballotté qu’elle par les hasards de la vie. Ce nom de fiancée du roi de Garbe est devenu synonyme de toute sorte d’aventures malencontreuses et burlesques. Notre bon La Fontaine, pour comble de malheur, a pris cette histoire dans Boccace et en a fait un de ces contes lestes, grivois, qu’il fait si bien, en sorte que la seule fiancée du roi de Garbe que l’on connaisse est celle de La Fontaine et non pas celle de Boccace. Le conte gai et grivois a fait oublier le conte sérieux et dramatique. La plupart des lecteurs ont cru que la traduction de notre poète pouvait les dispenser de l’original, et ils ne savent pas que cette traduction est infidèle.

L’histoire est-elle donc aussi gaie que la fait la tradition ? Ce