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de lui, et qu’aucune de ses relations se soit brisée autrement que par la mort. Ce commerce si sûr était en même temps très facile. Personne n’a jamais été plus indulgent et plus commode. Il se gardait bien de fatiguer par ses exigences ou de rebuter par ses brusqueries. On n’avait pas à craindre dans son amitié ces orages qui troublèrent si souvent celle de Cicéron et de Brutus. C’était plutôt une de ces intimités calmes et sans secousses qui s’affermissent tous les jours par leur durée régulière. Voilà surtout ce qui devait charmer ces hommes politiques, étourdis et fatigués par cette activité bruyante où s’épuisait leur vie. Au sortir de ce tourbillon des affaires, ils étaient heureux de trouver, à quelques pas du Forum, cette maison paisible du Quirinal où les bruits du dehors ne parvenaient pas, et d’aller causer un moment avec cet homme d’esprit d’une humeur si égale, qui les accueillait toujours avec le même sourire et dans l’affection duquel on se reposait si tranquillement.

Mais rien assurément n’a dû lui concilier autant d’amis que son obligeance. Elle était inépuisable, et l’on ne pouvait pas prétendre qu’elle fût intéressée, puisque, contrairement à l’usage, il donnait beaucoup et n’exigeait rien. C’est encore là une des raisons pour lesquelles ses amitiés furent si solides, car ce sont toujours ces sortes d’échanges qu’on se croit en droit de réclamer, ces comparaisons qu’on fait malgré soi entre les bons offices qu’on rend et ceux qu’on a reçus, qui finissent par troubler les affections les plus fermes. Atticus, qui le savait bien, s’était arrangé de façon à n’avoir besoin de personne. Il était riche, il n’avait jamais de procès, il ne sollicitait pas les dignités, en sorte qu’un ami déterminé à reconnaître les services qu’il en avait reçus n’en pouvait guère trouver l’occasion. On demeurait son obligé, et la dette allait toujours en s’agrandissant, car il ne se lassait jamais d’être utile. Nous avons un moyen facile d’apprécier l’étendue de cette obligeance, de l’avoir de près, et pour ainsi dire à l’œuvre : c’est de rappeler rapidement les services de tout genre qu’il a rendus à Cicéron pendant leur longue intimité. Cicéron avait grand besoin d’un ami comme Atticus. Il était de ces hommes d’esprit qui n’entendent rien à calculer ; quand on lui présentait ses livres de comptes, il eût volontiers répondu, comme son élève Pline le Jeune, qu’il était habitué à une autre littérature : aliis sum chartis, aliis liiteris initialus. Atticus se fît son homme d’affaires ; on sait le talent qu’il avait pour ce métier. Il affermait les biens de Cicéron très cher, sauvait le plus qu’il pouvait sur les revenus, et payait les dettes les plus pressées. Quand il en découvrait de nouvelles, il osait gronder son ami, qui s’empressait de lui répondre très humblement qu’il serait plus rangé