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les moralistes qui prétendent que l’égoïsme est la mort des affections véritables[1] ?

C’est encore un problème parmi tant d’autres dont la vie d’Atticus est pleine, et celui-là est le plus difficile à résoudre. Vu à distance, même à travers les éloges de Cicéron, Atticus ne semble pas attrayant, et ce n’est pas lui qu’on serait tenté de choisir pour son ami. Il est pourtant certain que ceux qui ont vécu auprès de lui ne l’ont pas jugé comme nous. On l’aimait, et on se sentait tout d’abord porté à l’aimer. Cette bienveillance générale qu’il inspira, cette obstination de tout le monde à ne pas voir ou à pardonner ses défauts, ces vives amitiés qu’il a fait naître sont des témoignages auxquels il est impossible de résister, quelque surprise qu’ils nous causent. Il y avait donc dans ce personnage autre chose que ce qui nous semble y être, et il faut qu’il ait possédé une sorte d’attrait inexplicable pour nous, qui tenait uniquement à lui, et qui disparu avec lui. Voilà pourquoi il ne nous est plus possible de comprendre d’une façon complète cette séduction étrange qu’il exerçait à première vue sur tous ses contemporains. On peut cependant s’en faire quelque idée, et les écrivains qui l’ont connu, Cicéron surtont, laissent entrevoir quelques-unes de ces qualités brillantes ou solides par lesquelles il gagnait ceux qui l’approchaient. Je vais les énumérer d’après leur témoignage, et si elles ne semblent pas encore suffisantes pour justifier tout à fait le nombre et la vivacité de ses amitiés, il faudra y joindre par la pensée ce charme tout personnel, qu’il est impossible, aujourd’hui de définir ou de retrouver, parce qu’il s’est évanoui tout entier avec lui.

Il avait d’abord beaucoup d’esprit, tout le monde en est d’accord, et un genre d’esprit particulièrement propre à être goûté de la société qu’il fréquentait. Ce n’était pas seulement un de ces hommes agréables et légers qui charment un moment, dans une réunion de passage, mais qui n’ont pas de ressources et de provisions pour une liaison plus longue. Il avait beaucoup d’étude et de solide savoir, non pas qu’il fût un savant véritable, ce titre n’est pas une grande recommandation dans les relations du monde. Cicéron trouvait que les gens comme Varron qui sont des puits de science, ne sont pas toujours amusans, et il raconte que quand il venait le voir à Tusculum, il ne déchirait pas son manteau pour le retenir. Mais sans être véritablement un savant, Atticus, dans ses études, avait touché à tout, aux beaux-arts, à la poésie, à la grammaire, à la philosophie et à l’histoire, il possédait sur tous ces sujets des idées justes, quelquefois originales ; il pouvait, sans trop de désavantage, discuter

  1. C’est le mot de Tacite : pessimum veri affectus venenum sua cuique utilitas.