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qui de force me font prophète et devraient faire prophète chacun de vous. Le ciel et la terre prophétisent contre vous, et vous ne les entendez ni ne les voyez. Vous êtes aveugles des yeux de l’intelligence, vous fermez vos oreilles à la voix du Seigneur, qui vous appelle. Si vous aviez l’esprit de charité, vous verriez tous, comme je le vois, le fléau qui s’avance. »

Ce fléau, Savonarole l’aperçoit sous des formes diverses, et quelques-unes de ses visions dénotent une vigueur d’imagination remarquable. Une de celles sur lesquelles il revenait le plus volontiers et qui devinrent le plus populaires est celle-ci : il croyait distinguer une croix noire qui s’élevait du milieu de la ville de Rome et montait en planant jusqu’au plus haut des cieux, et dessus on lisait ces mots : Crux iroe Dei. Tout à coup le ciel s’assombrissait ; des nuées sinistres parcouraient les airs au milieu des rafales, du tonnerre et des éclairs ; il pleuvait des flammes et des glaives, et une grande multitude d’hommes périssait. Puis la scène changeait en un instant. Le ciel se rassérénait, la croix noire s’effaçait peu à peu, et du milieu de Jérusalem une autre s’élevait, qui paraissait d’or et qui illuminait et consolait la terre ; on y lisait ces mots : Crux misericordiœ Dei, et de toutes les parties du monde les nations accouraient pour l’adorer. Le symbole de cette vision était facile à saisir ; une foule de dessins et de gravures la répandirent à profusion parmi le peuple de Florence, dont l’imagination vive se fixait ainsi pour un temps. Savonarole cependant n’était pas toujours aussi heureux, par exemple lorsqu’il racontait son étrange voyage au paradis en qualité d’ambassadeur vers Jésus-Christ de la part des Florentins ; il dépeignait les lieux qu’il avait visités ; il rapportait les harangues qu’il avait entendues de divers personnages allégoriques et de la Vierge elle-même ; il décrivait son trône, il comptait les pierres précieuses dont ce trône était orné : la conclusion de l’étrange récit était un discours que Jésus-Christ adressait par l’intermédiaire de Savonarole aux Florentins, et ce discours était une entière confirmation de la doctrine du frère. Cette vision et ce récit ne furent pas bien accueillis dans Florence, car on voit Savonarole répliquer avec une certaine aigreur aux objections. « Si on l’avait écouté attentivement, répondait-il, on aurait compris qu’il n’avait pas prétendu être allé corporellement dans le paradis, qu’il ne s’agissait que d’une vision purement imaginaire, car il n’y avait au paradis ni arbres, ni eaux, ni escaliers, ni portes, ni sièges ; tous ces objets n’étaient que des formes imprimées dans l’intelligence du frère par l’action intermédiaire des anges. »

La puérilité même de ces imaginations nous paraît à bon droit aujourd’hui une garantie de sincérité, mais elle n’en fut pas moins