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place dans le développement de nos destinées ; je suis heureux de penser que sous cette dégradation apparente il y a eu pourtant des choses fécondes, une lutte persévérante contre les aristocraties antiques, une poursuite perpétuelle de l’égalité, un pressentiment de l’humanité moderne, en un mot, comme dit M. Michelet, une grande initiation ; je me réjouis enfin de penser qu’en ces temps réputés immobiles le genre humain était en marche, et dans cette marche laborieuse je comprends que la discipline remplaçât la liberté. Cependant, si vous consentez à ce que la marche s’arrête, s’il vous est indifférent que la stagnation commence, alors je sens que j’étouffe, et de toutes les forces de mon âme je proteste.

Une autre faute, de ce beau livre et qui se rattaché à la première, c’est la place un peu subordonnée que l’auteur assigne au christianisme dans l’enchaînement des choses humaines. Certes M. Thierry a parlé noblement de cette chrétienté qui pénétrait d’un pied hardi bien au-delà des limites où s’arrêtait la romanité ; le chapitre où il déploie la marche vers l’unité par la religion continue éloquemment celui où il décrit la marche vers l’unité par le droit ; toutes ces marches ont quelque chose de triomphal, mais enfin, — voilà ce que je reproche à l’historien, — ce sont des marches romaines. Il semble que le christianisme soit une dépendance du gouvernement impérial. Après les politiques, après les administrateurs, après les jurisconsultes, les disciples du Christ viennent à leur tour continuer le grand nivellement. On a vu tout à l’heure que M. de Lasaulx faisait le panégyrique de Rome au nom du catholicisme religieux ; M. Amédée Thierry fait le panégyrique de Rome au nom du catholicisme politique. Chez l’un, l’histoire entière de Rome est cachée par la croix ; la croix chez l’autre est cachée par l’empire. Je sais bien que ces mots : romain, romanité, empire, dans le système de M. Thierry, signifient l’humanité, en sorte que le christianisme né de l’empire et servant l’empire, c’est le christianisme né des profondeurs de l’homme et affranchissant le genre humain. Qu’importe ? A quelque point de vue qu’on se place pour considérer les origines du christianisme, au point de vue de la critique comme au point de vue de la foi, le christianisme a été une révolution de fond en comble ; gardez-vous bien d’y voir seulement une continuation, même divine, de l’œuvre que poursuivait l’administration impériale. L’égalité que l’empire établissait partout était une égalité morte ; le christianisme a créé l’homme intérieur, il a mis la conscience vivante en rapport avec le Dieu vivant, et s’il a profité, pour se répandre, du nivellement opéré par la politique romaine, il est impossible de dire qu’il ait consommé cette politique. Des apologistes chrétiens ont pu tenir ce langage au IIIe ou au IVe siècle ; la philosophie