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avaient-ils gardé quelque chose du caractère indigène ? En quoi, comment, dans quelle mesure ? Autant de problèmes insolubles. Si la vérité définitive se compose de nuances nettement et finement observées, il faut y renoncer sur ce point. Ce qui paraît le plus admissible, c’est que nos Gaulois devenus empereurs représentaient, non pas le caractère particulier de leur race, mais l’esprit général de l’Occident opposé à l’esprit asiatique. L’ancienne idée de patrie, l’idée farouche, barbare, qui voit un ennemi dans l’étranger, avait disparu du monde sous l’action impérieusement humaine de Jules César ; avant qu’on la vît renaître, purifiée, sur le fondement de la moralité chrétienne, il fallait passer par le grand nivellement, par l’immense communauté de l’empire romain.

Il y a ici une page de M. Thierry qu’il convient de citer tout entière, car elle est le centre du livre et le résumé du système. On comprendra mieux nos réserves comme nos éloges quand on aura sous les yeux l’expression directe de la pensée de l’historien. « L’empire romain ! s’écrie-t-il ; je ne saurais trop insister sur la signification réelle de ces deux mots. À l’idée de Rome et des Romains se rattache en nous, quoi que nous en ayons, une autre idée de domination militaire, d’état de conquête toujours subsistant, de peuples contenus au moyen de la force, mais se soulevant par intervalles contre un joug détesté, et toujours prêts à revendiquer, l’épée en main, leur nationalité, qu’ils regrettent. Ces couleurs sont vraies, si on les applique à la période républicaine de Rome ; mais quand on les transporte à la période impériale et surtout aux IIe et IIIe siècles de notre ère, elles dénaturent les faits, elles jettent dans l’histoire une confusion inextricable. L’esprit dominant de l’empire ne fut point, tant s’en fallait, un esprit de guerre et de conquête ; les plus habiles des césars posèrent même en principe que le territoire ne devait plus s’agrandir, et ils ne firent la guerre offensive que pour atteindre certaines limites naturelles propres à servir de frontières. Trajan fut le seul qui se laissa emporter par son goût passionné des armes ; encore plusieurs de ses conquêtes furent-elles faites dans une vue défensive, par exemple celles de la Dacie et de l’Arabie. Le véritable travail des césars consista bien au contraire à détruire à l’intérieur les derniers vestiges des barrières qui avaient si longtemps séparé les peuples, à niveler les races comme les états, à répandre en tous lieux l’uniformité des lumières et des idées sociales, à développer, suivant les besoins locaux, ici le commerce, là l’agriculture ou les arts industriels… Être Romain, ce fut appartenir à la portion civilisée de l’humanité, être membre d’une société qui possédait toutes les connaissances, toutes les commodités de la vie matérielle. Romain et barbare furent deux termes d’une corrélation