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dans cette histoire, et la destinée de Rome, si nettement annoncée par sa fondation même, est de plus en plus visible de siècle en siècle. Deux esprits éclatent ensemble, grandissent ensemble, et luttent à mort chez les fils de Romulus, l’un qui veut construire la cité sur le granit, l’autre qui veut sans cesse en agrandir l’enceinte ; la lutte de ces deux esprits, ou bien, en d’autres termes, l’action de Rome sur les races de l’Italie, est résumée par M. Thierry d’une manière neuve et forte dans le premier chapitre de son livre. Il a raison cependant de ne pas s’y arrêter. Bien d’autres avant lui ont suivi la bannière de Rome jusqu’aux extrémités de l’Italie et du monde ; l’originalité de M. Amédée Thierry, c’est que le premier parmi les historiens il a marché avec les vaincus, au moment où les vaincus, réclamant leur place dans la cité, l’ont dissoute en y entrant, et ont substitué à Rome l’humanité elle-même. La revanche des vaincus, la revanche de l’univers, tel pourrait être le titre de cette philosophie de l’histoire romaine. M, Amédée Thierry indique par une image très juste la position qu’il a prise : « Montesquieu, dit-il, s’est fait patricien romain et a envisage le monde du haut du Capitole. Fils des vaincus de César, j’ai aperçu le Capitole du fond d’une bourgade celtique… »

Qu’on s’intéresse tant qu’on voudra aux derniers héros de la république romaine, il est certain que la république n’existait plus que de nom quand César prit la dictature. Cette fière aristocratie qui avait subjugué le monde devait périr par son triomphe même ; le monde vaincu devenait l’allié nécessaire des plébéiens, et la révolution démocratique de Rome s’accomplissait au profit de l’humanité. C’est là une situation unique dans l’histoire. Nos révolutions modernes, quoi qu’on ait dit, ne peuvent nous fournir aucune idée de ce gigantesque drame, et ce n’est pas un médiocre honneur pour M. Amédée Thierry d’en avoir retrouvé le sens. Il ne s’agit pas ici de déprécier un Caton, un Brutus, comme M. Mommsen l’a fait avec une verve amère, et encore moins de voiler les forfaits d’un Tibère, d’un Commode, d’un Caracalla ; au-dessus de la scène où combattent les gladiateurs de l’histoire, d’immenses intérêts s’agitent pour l’humanité. La terre est en travail d’un monde nouveau, et c’est Rome ou plutôt la société romaine qui est le théâtre de ce prodigieux labeur. Honorez Thraséas et flétrissez Néron ; n’oubliez pas cependant les destinées du genre humain, et que l’histoire individuelle, avec ses monstruosités, n’efface pas l’histoire des nations et des races. Il y a ici une officina gentium dont il faut pénétrer les secrets.

Si le fondateur de Rome, quel qu’il soit, a tracé l’idéal de sa ville en faisant de la cité un refuge ouvert à tous, l’organisateur de la