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on ne savait pas avant M. de Lasaulx comment l’histoire mystique complète et rectifie l’histoire réelle : Vénus triompha d’Hercule, l’amour l’emporta sur la force, amor prit la place de Roma. N’oubliez pas non plus les deux autres figures que nous avons signalées en passant, car le langage des signes se manifeste ici avec une merveilleuse abondance, n’oubliez pas l’opposition des Germains et des Juifs : les Juifs, gardiens obstinés de l’ancienne loi, furent battus par cette race germanique qui devait contribuer plus que nulle autre au libre développement de la loi nouvelle. La victoire de César sur Pompée dans la mêlée sanglante de Pharsale, c’est la victoire de l’Évangile sur l’Ancien Testament !

Au milieu de ce délire, l’auteur garde encore une âme capable de s’intéresser aux acteurs du drame, comme si la réalité ne disparaissait pas tout entière dans cette transfiguration mystique. Sans doute il fallait que la république fût remplacée par l’empire, et il fallait aussi que l’empire, une fois sa mission terminée, disparût à jamais, pour que le christianisme victorieux pût susciter une humanité nouvelle. Toutefois, en proclamant ce principe, M. de Lasaulx veut bien reconnaître que cette philosophie de l’histoire nous est facile, à nous qui connaissons la suite des événemens. Au milieu de la mêlée, on était excusable de voir autrement les choses. Quand César et le sénat se disputaient l’empire, on ne pouvait penser qu’aux résultats immédiats de la lutte, — à moins d’être un illuminé comme cet augure de Padoue qui, le jour de la bataille de Pharsale, transporté hors de lui-même au moment où il interrogeait le vol des oiseaux, suivit en son extase les moindres péripéties de l’action, et tout à coup, dans un ravissement suprême, s’écria : « Victoire à César ! » Les gens de bien mêlés à ces tragédies surhumaines n’avaient pas tous reçu les merveilleuses clartés qui, aux yeux de M. de Lasaulx, transforment l’augure de Padoue en une sorte de voyant chrétien ; ils ne pouvaient juger les acteurs que sur leur caractère moral, sur leur mérite personnel, et non d’après les plans sublimes dont ils étaient les instrumens aveugles. M. de Lasaulx, tout illuminé qu’il est, comprend donc la douleur des pompéiens honnêtes, le désespoir de Caton, les blasphèmes de Brutus, et volontiers il eût porté le premier coup à l’usurpateur. « Quel homme de cœur, s’écrie-t-il, peut ne pas ressentir une émotion poignante à l’heure où tombe la république ? Qui ne sent que, dans ce fatal conflit, les vaincus valaient mieux que les vainqueurs ? » Il est difficile de ne pas se rappeler ici les pages ardentes où M. Mommsen exprime des passions tout opposées. Ces Caton, ces Brutus que M. de Lasaulx honore, M. Mommsen leur jette l’insulte, et autant M. Mommsen glorifie César, autant M. de Lasaulx le condamne.