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dans le royaume des mythes, les aspects sont changeans, et il y aurait de l’indiscrétion à examiner les choses de trop près. On vous fournit les grandes lignes du système, c’est à votre imagination de faire le reste. D’ailleurs, si ces preuves paraissent peu concluantes, voici des argumens plus décisifs. Rome a eu plusieurs noms, et les renseignemens que nous fournissent à ce sujet les écrivains de l’antiquité éclairent d’une lumière inattendue la destinée providentielle de la grande cité. « On sait que tous les noms, dit M. de Lasaulx, les noms des villes comme ceux des hommes, bien plus, les noms de tous les objets auxquels peut s’appliquer l’intelligence humaine, ont une importance particulière au début, et qu’ils expriment le caractère intégral des êtres qu’ils désignent. On sait aussi que dans le monde antique des génies, des esprits tutélaires étaient assignés non-seulement aux hommes, mais aux villes et à tous les êtres vivans, et que tous les êtres se développaient sous cette protection invisible. » Il n’est donc pas indifférent de rechercher sous quelles invocations fut placée la ville des césars ; Babylone signifie la maison de Bel ; Jérusalem veut dire la vision de la paix, ou mieux encore, d’après une étymologie différente, le séjour de la paix, Irsalem. Le nom de Rome, Ρώμη, c’est la force, la puissance, la force des armes, la puissance du sceptre ; mais nous savons de bonne source que Rome avait un autre nom que ce nom d’origine hellénique ; elle portait un nom latin, nom mystérieux, sacro-saint, et que nulle lèvre humaine n’avait le droit de prononcer, parce qu’il représentait la divinité protectrice de la ville. Varron et après lui Pline l’ancien, Plutarque, Solinus, Lydus, racontent qu’un certain tribun du peuple, nommé Valerius Soranus, ayant osé un jour prononcer ce nom redoutable, fut condamné comme sacrilège et périt sur la croix. C’était une coutume religieuse et guerrière chez les premiers Romains d’évoquer solennellement le génie tutélaire de la ville qu’ils assiégeaient, de l’armée qu’ils allaient combattre, et de livrer l’ennemi à sa colère. Nous possédons encore, dit M. de Lasaulx, quelques-unes de ces formules d’invocation et de malédiction qui servirent non-seulement contre Carthage ou Corinthe, mais contre bien des villes d’une importance secondaire, en Italie, en Espagne et en Afrique. Révéler le nom secret de Rome, c’eût été fournir à l’ennemi le moyen d’évoquer la-divinité protectrice et de la transformer en furie. Voilà pourquoi Valerius Soranus fut crucifié. La terreur était si grande à ce sujet, et le secret fut si religieusement gardé, qu’aujourd’hui encore nous ne savons pas d’une manière certaine cet effroyable mot qui contenait la vie et la mort. Rome a rempli le monde ; son nom, son vrai nom, le monde ne le connaît pas.