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C’est que le spectacle change à mesure que le temps marche. La révolution française, par exemple, ne devait-elle pas nous révéler bien des secrets de l’histoire de Rome absolument incompréhensibles pour les écrivains des derniers siècles ? Un spirituel abbé de la régence écrit un livre sur les révolutions romaines, et ce n’est là pour lui qu’une matière de narrations oratoires, espèces de tragédies en prose que le vieux Crébillon mettra en rimes. M. Mommsen, traçant le tableau des destinées de Rome depuis les origines jusqu’à César, donne à la seconde moitié de son œuvre ce titre expressif et hardi : la Révolution. Ce ne sont plus ici des épisodes habilement arrangés, c’est la révolution elle-même, la plus grande révolution que le monde ait jamais vue. Ce ne sont plus des scènes sans critique racontées par un bel esprit de collège, c’est l’histoire vivante attestée par la science la plus sûre, retrouvée avec la pénétration la plus rare. Certes les défauts n’y manquent pas ; il est impossible cependant d’y méconnaître une vue perçante, une habileté merveilleuse à démêler les passions et les principes, à démasquer les acteurs, à repousser les préjugés de la routine, à juger tous les partis au nom de l’humanité. Et d’où vient à l’auteur cette clairvoyance qui a manqué sur bien des points à des génies comme Montesquieu ou Machiavel ? De ce que la révolution française lui a expliqué la révolution romaine. Qu’il le reconnaisse ou non, cela n’y fait rien. Vainement semble-t-il prendre à tâche de rabaisser la France et son œuvre, l’esprit de la France le guide comme il a guidé avant lui M. Michelet dans les derniers chapitres de son Histoire romaine. M. Mommsen a vu le grand spectacle qui agite le monde depuis un siècle, la chute de l’ancien régime et l’avènement du nouveau ; voilà le secret de sa force. Turgot lui explique les Gracques comme Napoléon lui fait comprendre César, non pas qu’il fasse des rapprochemens impossibles et qu’il assimile des époques toutes différentes, il s’en défend au contraire, et bien loin de dire avec M. Thiers : « Nous avons revu César lui-même, » il affirme qu’il n’y a eu dans le monde qu’un seul imperator, un seul César, et que le premier de cette race en a été le dernier ; qu’importe ? En dépit de ses protestations, il est bien évident que, sans l’immense conflit de nos jours, son livre n’existerait pas. L’inspiration du XIXe siècle ne lui a pas dicté tel rapprochement de détail qu’il a raison de repousser ; elle s’est bornée à ressusciter pour lui d’une manière générale les vivantes passions d’un autre âge. Une fois introduit dans la mêlée, le hardi champion, armé de sa science lumineuse et de ses idées libérales, raconte les péripéties de la lutte comme s’il combattait lui-même pro aris et focis. De là les défauts, les bizarreries et trop souvent les injustices de son œuvre ; de là aussi la