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à loisir et à tête reposée, comme il l’aimait, d’ouvrages de littérature érudite, et par exemple du roman chinois traduit par M. Abel Rémusat, les deux Cousines. Je cite exprès le travail très étudié de M. Magnin au sujet de cet agréable et singulier roman, parce qu’il s’en était fait un point d’honneur et presque une gageure d’amour-propre : il la gagna, et ses trois articles, relus aujourd’hui, nous semblent un chef-d’œuvre d’analyse. Mais nous devons dire pourquoi il y mettait tant d’importance et plus que de coutume.

M. Abel Rémusat était l’un des conservateurs de la Bibliothèque du roi, où M. Magnin n’était qu’employé. Il y avait, en ce temps-là, de sourdes et profondes divisions à la Bibliothèque, et l’on sait qu’il n’est rien de tel ni plus aigre en son genre que les haines de bibliothécaires, c’est-à-dire de gens qui se voient tous les jours, qui sont assis presque en face, qui se détestent d’une table à l’autre, et qui passent leur vie à accumuler des fluides contraires. M. Abel Rémusat, homme d’ailleurs d’infiniment d’esprit, de plus d’esprit peut-être encore que de savoir, était un adversaire politique des plus prononcés, un partisan du pouvoir absolu tel qu’il existe en Asie et dans l’empire du milieu, un ennemi ironique et amer de la liberté. Il ne connaissait pas personnellement M. Magnin, qui était dans un département différent du sien, aux imprimés, tandis que lui était en chef aux manuscrits orientaux ; mais il devait lui être opposé, le sachant rédacteur du Globe, par toute sorte de préventions et d’antipathies. M. Magnin tenait donc à honneur de rendre justice à un personnage d’autant de savoir et de finesse, à le louer sans le flatter, à le conquérir sans s’abaisser, et puisque l’occasion s’offrait naturellement, il voulait le forcer, envers lui, à une juste estime. Les articles faits et de la manière la plus agréable pour M. Abel Rémusat, celui-ci se vit dans un embarras extrême : il s’agissait de remercier M. Charles Magnin ; mais pour un mandarin de cet ordre, une visite, une démarche directe à l’égard d’un inférieur, qui en même temps se montrait un juge si indépendant, semblait chose grave, insolite. On y mit toute sorte de précautions et de préliminaires ; des amis communs s’entremirent : on dut, comme dans les négociations du céleste empire, s’inquiéter avant tout que l’étiquette fût observée. Un jour donc, sur quelque palier, dans quelque salle neutre et limitrophe, aux confins du département des manuscrits et de celui des imprimés, à heure précise, M. Abel Rémusat rencontra comme par hasard M. Magnin ; les saluts s’échangèrent spontanément, la conversation s’engagea ; les remercîmens se trouvèrent faits ; la paix et l’alliance fut conclue ou plutôt sous-entendue, pour le cas où M. Abel Rémusat aurait plus tard soit à se prononcer au sein du conservatoire sur l’avenir de M. Magnin, soit à