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s’étaient rapprochés un instant après 1815 pour se séparer bientôt plus que jamais. Ils eurent une dernière entrevue vers 1823. L’empereur, préoccupé et embarrassé, voulait à tout prix faire entrer le prince Adam dans la hiérarchie russe ; il voulait lui faire accepter quelque dignité, des décorations. « Enfin, mon cher Adam, lui dit-il, il faut entrer dans une position régulière. — Sire, répondit le prince Adam, vous devez vous souvenir que ce n’était pas dans nos conditions. » Ils se quittèrent pour ne plus se revoir. L’un, assailli de troubles et d’inquiétudes, allait bientôt mourir à Taganrog d’une mort mystérieuse ; l’autre se rattachait plus que jamais à son patriotisme, qui le portait en 1831 à la tête du gouvernement national polonais, pour le jeter ensuite dans l’exil, où, guéri de toute illusion, il gardait encore d’Alexandre un souvenir attendri.

Ces rapports qui naissent dans une illusion de jeunesse et qui s’évanouissent dans une déception de patriotisme, ces lettres, ces communications intimes, jettent, si je ne me trompe, un jour singulier sur les événemens d’aujourd’hui, sur cet ordre de tentatives où on cherche encore le remède d’une situation impossible, la solution d’une question qu’on croit toujours résoudre, et qui renaît sans cesse comme un mal dont on n’atteint pas la racine. Voici en effet, je le disais, un prince, vrai phénomène en Russie par l’éducation de son esprit, par ses instincts de progrès et de justice. Dès son adolescence, il proteste dans la solitude contre les excès de la force, contre une politique dont il voit partout autour de lui les manifestations criantes. La Pologne mutilée est pour lui un tourment, et même quand il ne fait rien pour elle, il aime à en parler ; il se sent moralement obligé d’adoucir ce qu’il y a de cruel dans un partage que sa conscience désavoue. Le jour où il a le pouvoir et l’occasion, il se fait une sorte de point d’honneur de ne pas oublier ce qu’il pensait la veille, de donner une forme ostensible à ses préméditations secrètes de réorganisation nationale d’une Pologne ; sauf l’indépendance complète, il multiplie les garanties de nationalité, de liberté, et il force l’Europe, selon sa parole, à sanctionner diplomatiquement les garanties inscrites dans des traités, dans une constitution. Voici en même temps un Polonais jeté par la mauvaise fortune dans une cour ennemie et gagné à cette jeunesse séduisante d’un prince exceptionnel, qui se révèle tout à coup à lui comme un adepte caché de 1789, qui veut être, qui se croit libéral dans un monde d’absolutisme. Il n’abdique pas pour son pays des droits qu’aucune violence n’efface, il n’abaisse ni son caractère de Polonais ni la dignité de sa nation ; mais, voyant l’état du continent, l’inimitié ou l’abandon des puissances européennes, l’impossibilité