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côtés ; il flairait la crise, et il y marchait avec une anxiété visible. C’était une raison de plus pour revenir à ses idées sur la Pologne, quoiqu’il se fût laissé devancer, et qu’au lieu d’être sur la Vistule et sur l’Oder il eût en face de lui Napoléon à Varsovie. Le prince Adam a noté une de ces conversations familières où Alexandre se dévoilait à demi dans les premiers mois de 1810. « L’empereur me dit d’un ton pénétré, raconte le prince Adam : Je ne crois pas que ce soit encore pour cette année, mais je m’attends à la crise l’année prochaine. Nous sommes au mois d’avril, ainsi ce sera dans neuf mois. — En me disant cette phrase et en général pendant toute cette conversation, son regard terne et fixe me rappelait les yeux hagards qu’il avait après Austerlitz. Sa contenance était remplie d’abattement. Je remarquai beaucoup d’inquiétude et un grand désir d’arranger les affaires de Pologne en faisant tout ce qui pourrait dépendre de lui. Il fit plusieurs fois amende honorable vis-à-vis de moi en répétant, sans y être provoqué, que l’année 1805 était la plus favorable pour l’exécution du projet. J’ignore si c’était chez lui conviction ou désir de m’amadouer… » Les circonstances s’aggravaient chaque jour cependant sous l’apparence de relations qui n’avaient encore rien de violent. La lutte s’approchait de façon à rendre la position du prince Adam plus pénible, à lui faire désirer d’être absolument libre de tout lien, et Alexandre, se mettant à l’œuvre dans le plus grand secret, saisissait cette occasion pour ouvrir avec lui une correspondance qui éclaire aujourd’hui les événemens ; il lui écrivait dès le 25 décembre 1810 :


« J’ai reçu votre lettre du 15 décembre (27 novembre), mon cher ami, et je ne vous cache pas qu’elle m’a fait beaucoup de peine. Vous voulez rompre le seul rapport public qui existe entre nous, et après une intimité de plus de quinze ans qu’aucune circonstance n’a pu altérer, nous allons nous trouver étrangers l’un à l’autre, si ce n’est pour nos sentimens, du moins pour nos relations publiques. Voilà une idée à laquelle il m’est pénible de m’arrêter, et cela, surtout dans un moment où je croyais que notre intimité et nos relations allaient acquérir leur véritable étendue…

«… Les circonstances actuelles me paraissent bien importantes. Il me semble que c’est le moment de prouver aux Polonais que la Russie n’est pas leur ennemie, mais bien plutôt leur amie véritable et naturelle, que malgré qu’on leur ait fait envisager la Russie comme la seule opposition existante à la restauration de la Pologne, il n’est pas improbable au contraire que ce soit elle qui la réalise. Ce que je vous dis là vous étonnera peut-être ; mais, je le répète, rien n’est plus probable, et les circonstances me paraissent des plus favorables pour me livrer à une idée qui a été anciennement mon idée favorite, que j’ai été deux fois dans le cas d’ajourner sous l’empire des circonstances, mais qui n’en est pas moins restée dans le fond de ma pensée.