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intermittentes et descendait quelquefois de ses rêves. On a parlé récemment comme d’une grande nouveauté de la création d’un comité ou conseil des ministres à Pétersbourg. C’est une nouveauté de 1802 qui est devenue depuis ce qu’elle a pu. Alexandre mettait la main sur la vieille machine gouvernementale, à laquelle il substituait des départemens ministériels, un conseil délibérant en commun. Il allait même plus loin : il accordait au sénat dirigeant des privilèges nouveaux, le droit de contrôle et de représentation sur les oukases. On se crut un moment sur le chemin du régime représentatif. Qu’en restait-il dans la pratique ? Cela finit par une petite aventure piquante où se peignent tout à la fois le caractère du prince et ce qu’ont de factice les plus simples tentatives libérales en Russie. Un jour, un des membres du sénat, le comte Severin Potoçki, qui était des amis de l’empereur sans être du conseil secret, croyant naturellement que, si on avait accordé un droit, c’était pour quelque chose, et qu’il n’y avait pas de meilleur moyen d’être agréable que de le prendre au sérieux, proposa une représentation sur un oukase qui portait atteinte à la charte de la noblesse. Les autres sénateurs ne virent là qu’une petite comédie arrangée pour faire honneur aux vues réformatrices du maître, une occasion facile et sans péril de faire de l’indépendance, et ils se hâtèrent de voter unanimement la motion. L’opposition du procureur-général du gouvernement, ministre de la justice, leur parut un détail piquant de plus ajouté à la scène. Ce fut le vieux comte Strogonof qui, avec deux de ses collègues, eut la mission d’aller porter ce vote à l’empereur. Ils étaient émerveillés de leur tactique et pleins de confiance. Quelle fut leur surprise, lorsque l’empereur les reçut d’un ton sec et froid, réprimanda vertement le sénat, et lui signifia de ne s’occuper désormais que de ce qui le regardait, de faire exécuter au plus vite l’oukase objet de ses représentations ! Ce fut la première et unique tentative d’indépendance du sénat de Pétersbourg, qui se le tint pour dit et ne recommença jamais sa campagne. Au fond, observe spirituellement le prince Adam, Alexandre aimait la liberté comme un passe-temps d’imagination, comme un thème favori sur lequel on pouvait tout dire, pourvu qu’on le dît à huis clos et qu’on n’en vînt pas à la réalité. « Il eût bien voulu que tout le monde fût libre, à la condition que tout le monde fît librement et spontanément sa volonté seule. » Une naïve préoccupation personnelle dominait tout chez lui. L’empereur Alexandre Ier est resté le type le plus curieux, le plus original et le plus candide de ce libéralisme russe, tout d’ostentation et de vanité, qui encore aujourd’hui est plus factice qu’on ne croit, qui n’est que le déguisement européen d’une réalité violente et confuse, des mœurs invétérées de l’absolutisme asiatique.