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d’Alexandre, comme son amitié, tenait de sa nature complexe, une nature à la fois exaltée et timide, caressante, naïvement cauteleuse, inquiète et mobile.

Personnage assurément étrange, ayant le goût des nouveautés et toutes les faiblesses d’un caractère irrésolu, utopiste plutôt que réformateur, Européen d’idées, libéral d’imagination, Grec par la finesse, Russe par l’aptitude à concilier les sentimens, les instincts, les actes les plus contraires, sensible à l’éloge, à la popularité, permettant toutes les critiques de son gouvernement, pourvu qu’elles prissent la forme d’un dévouement personnel, et se considérant lui-même comme une exception en Russie ! Alexandre était en effet un phénomène dans la société russe par toutes ces velléités de progrès et de justice qui flottaient dans son esprit ; seulement ce n’étaient que des velléités. Le libéralisme était pour lui comme une petite conspiration ne devant jamais aboutir, comme un secret franc-maçonnique partagé entre quelques initiés. Il s’était fait au commencement du règne une sorte de conseil secret composé de quelques hommes qu’il appelait ses amis personnels, et dont le jeune comte Paul Strogonof était le plus ardent, M. de Novosiltsof le plus avisé et le plus souple, le comte Kotchubey le plus pratique et le plus désireux d’entrer aux affaires, le prince Adam Czartoryski le plus désintéressé à coup sûr. C’était ce que la vieille société et les vieux politiques de Pétersbourg appelaient avec ironie le parti des jeunes gens. Deux ou trois fois par semaine, le soir, ces jeunes gens, qui avaient le privilège d’aller dîner au palais sans invitation, s’esquivaient après le repas et gagnaient un petit cabinet de toilette où l’empereur les rejoignait bientôt. Là on dissertait de tout, on se livrait à mille projets, on s’élançait à plein vol dans toutes les sphères de la politique, et l’empereur lui-même s’abandonnait entièrement à ses idées favorites, à ses sentimens. C’était bien tant qu’on restait dans le sanctuaire ; hors de là, le train de la vieille machine russe continuait, et Alexandre retombait sous l’influence d’une cour toute pleine des traditions autocratiques, de ministres qu’il hésitait à changer. Il lui fallut du temps pour oser. Provoquer trop vivement son initiative eût été le blesser, exciter sa méfiance, réveiller en lui le tsar, et si on se laissait aller à le serrer de trop près, il se troublait, il se fermait en quelque sorte ou se réfugiait dans une subtile distinction entre l’homme et le souverain, croyant avoir répondu à tout quand il disait que l’homme n’avait pas changé, qu’il était toujours le même, qu’il ne renonçait à aucune de ses idées, mais que le souverain avait des devoirs.

Cette nature fuyante échappait ainsi aux uns et aux autres, restant une énigme pour tous. Alexandre avait pourtant des velléités