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il avait ses levers ; il entrait d’un pas traînant en robe de chambre, saluant d’un léger signe de tête les courtisans qui attendaient un regard, pendant que les valets de service s’emparaient de lui et faisaient sa toilette. Platon Zubof sortait souvent triste et abattu de ses entrevues avec son impériale maîtresse, et il n’était pas sans se livrer à d’autres intrigues d’amour.

Au-dessus de ce monde apparaissait ce que le prince Adam appelle spirituellement l’Olympe moscovite, un Olympe à trois étages. Au premier étage était la jeune cour des grands-ducs Alexandre et Constantin, rayonnante dévie et d’entrain ; plus haut, on voyait le grand-duc Paul, qui inspirait l’effroi ou le mépris par son humeur sombre et farouche, par ses lubies fantasques. Au sommet enfin était le Jupiter femelle de cet Olympe, l’impératrice Catherine elle-même, âgée déjà, mais verte encore, donnant le ton à une cour hébétée de servilité. C’était une femme plutôt petite que grande et d’un embonpoint assez développé, mêlant dans sa démarche l’élégance à la dignité, portant sur son visage ridé l’expression de la hauteur, sur ses lèvres un savant et éternel sourire, passionnée et vindicative au fond, ayant fait assez de bien et de mal pour inspirer le fanatisme ou la terreur, pour que tout ce qui venait d’elle fût sacré, même sa luxure. Elle savait plaire et elle avait une volonté inexorable. Elle détestait son fils, le grand-duc Paul, à qui elle n’avait pas même laissé le droit de diriger l’éducation de ses enfans, et elle transportait ses affections sur la jeune cour, sur le grand-duc Alexandre, qui était l’objet privilégié de ses espérances. Pour cette société concentrée à Saint-Pétersbourg, la Pologne conquise n’était pas seulement une question d’agrandissement politique, une satisfaction d’orgueil national ; c’était un grand butin à partager, car, il faut le dire, dans les affaires de Pologne, la conquête d’état ou la répression marche toujours accompagnée de la dépossession privée. L’empereur Nicolas seul a pris pendant son règne pour plus de 300 millions de propriétés polonaises, et on voit aujourd’hui encore les séquestres renaître. Au lendemain du dernier partage, sous Catherine, les confiscations étaient immenses. C’était à qui aurait sa part dans les distributions. Les plus grands dignitaires russes ne craignaient pas d’hériter des dépouilles des familles polonaises, et la cupidité se colorait au besoin d’un singulier prétexte : l’impératrice le voulait, on ne pouvait désobéir à la souveraine. Un seul ; et c’était le vainqueur de Kosciusko à Macieiowice, le général Fersen, eut le courage de refuser les propriétés de la famille Czaçki, et demanda simplement quelques biens du domaine national.

C’est dans ce monde et à cette heure du partage des dépouilles que le prince Adam arrivait avec son frère, gardant au fond du cœur