Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 45.djvu/260

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

habileté à mal régner. » Je ne sais pas si, après avoir lu son histoire dans le livre même de M. Trognon, on sera disposé à se montrer aussi sévère pour lui. Au moins lui saura-t-on gré d’avoir rompu si franchement avec le passé et d’avoir aidé le moyen âge à mourir dans la personne de Charles le Téméraire, qui en était le dernier représentant. M. Trognon raconte de lui, au début de son règne, une aventure fort plaisante et qui ne serait pas déplacée dans le roman de Cervantes. C’était à l’époque où Je duc de Bourgogne, qui était venu conduire Louis XI à Paris, cherchait par son faste à éclipser son suzerain et conviait à des joutes et à des tournois les plus brillans chevaliers du royaume. Louis XI se tenait à l’écart de ces fêtes ; il n’y prit part qu’une fois et d’une façon très singulière : il se fit amener un homme d’armes sans nom, mais jouteur d’une force et d’une adresse sans pareilles dans les exercices de chevalerie ; après l’avoir à ses frais bizarrement équipé et bien payé, il se donna le plaisir de le voir, d’une fenêtre derrière laquelle il était caché, désarçonner et renverser par terre, les uns après les autres, les plus hauts seigneurs de la cour de Bourgogne, à qui avait appartenu jusque-là l’honneur de la journée. Dans cet étrange divertissement, Louis XI se montrait déjà tout entier. Il détestait la noblesse, qui lui contestait son pouvoir, se moquait de ses habitudes et de ses plaisirs, et il s’amusait à l’humilier en attendant qu’il pût l’abattre. Sans doute Louis XI n’est pas un roi chevalier, mais il ne me semble pas que ce soit à nous de lui en vouloir. Qu’à la cour de Bourgogne on se moquât de lui parce qu’il était vêtu d’un court habit et d’un vieux pourpoint de futaine grise, parce qu’il s’asseyait sans façon à la table de l’élu Denis Hasselin, son compère, et se rendait avec le peuple à la messe ou aux vêpres à Notre-Dame, parce qu’enfin, dégoûté de prendre pour ministres ces grands seigneurs qui avaient tant de fois trahi son père, il admettait à sa confiance des médecins et des barbiers, tous ces reproches ne sont pas de nature à lui faire beaucoup de tort parmi nous. En somme, ce roi des petites gens, ce grand et dur justicier qui laissa la France plus forte et plus unie, ouvre convenablement chez nous l’époque moderne.

C’est avec le règne de Louis XI que s’arrêtent les premiers volumes de cette histoire. Il faut espérer que les suivans ne se feront pas attendre, et que l’auteur conduira bientôt jusqu’au bout une œuvre sérieuse qui, sans afficher de prétentions, pourra rendre beaucoup de services.


G. B.
Séparateur


V. de Mars