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de la première génération chrétienne, de pouvoir expliquer des indices fort remarquables de précision historique, dont une origine aussi tardive ne permet pas de rendre compte. Lorsque M. Schwegler, poussant à ses dernières limites la théorie du maître, exagéra la défaite du paulinisme dans la première église, et ne voulut voir dans les deux premiers siècles qu’un judéo-christianisme absolu, il trouva dans M. Ritschl un adversaire qui prétendit au contraire, avec moins de vraisemblance encore, que c’était le paulinisme qui, dès l’abord maître de la situation, s’était insensiblement modifié au point de perdre son premier caractère. Je ne saurais admettre que l’évangile de Marc, parce qu’il est neutre entre Paul et les douze, soit un abrégé sans originalité des évangiles de Matthieu et de Luc. À chaque instant, c’est lui au contraire qui, dans les passages analogues, se montre le plus ancien, et l’on peut dire qu’à l’heure qu’il est cette opinion est celle des autorités critiques les plus compétentes. Il n’est pas réel non plus que l’évangile de Luc soit aussi paulinien, ni l’évangile de Matthieu aussi judéo-chrétien qu’on l’a dit à Tubingue, où l’on avait besoin, pour la plus grande régularité de la théorie, démontrer deux évangiles en état d’opposition tranchée avant d’arriver à un troisième représentant la neutralité. Il faut même rappeler ici qu’un des élèves les plus distingués de Baur, M. Volkmar, a forcé son savant professeur à revenir sur l’opinion qu’il avait d’abord émise concernant les rapports de notre évangile de Luc avec celui de l’ultra-paulinien Marcion, qu’il considérait comme le plus ancien des deux. M. Volkmar a montré que c’était le contraire qui était vrai.

Que conclure de ces vacillations qui se sont produites au sein de l’école elle-même ? C’est que dans les époques créatrices, comme celle qui enfanta le christianisme, les oppositions peuvent rouler côté à côte sans qu’on ait toujours conscience de leur antagonisme, et que dès lors il est dangereux de confondre à tout prix et sur tous les points l’ordre logique des idées avec la succession historique des événemens. C’est ce que paraissent sentir les hommes éminens qui représentent aujourd’hui les vues de l’école dans les universités et le mouvement théologique de l’Allemagne. Ainsi l’école ira, nous l’espérons, se fortifiant, se développant, corrigeant et complétant son œuvre. On peut dire de la théorie de Tubingue quelque chose d’analogue à ce qu’on a dit ici même, et avec raison, de l’hégélianisme : comme système absolu, elle ne pourrait longtemps se maintenir dans sa rigueur ; mais, comme perspective générale des origines de l’église, elle restera debout.


ALBERT REVILLE.