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elle. Elle a dû être écrite dans les mois qui ont suivi la mort de Néron et précédé l’avènement de Vespasien. Comme un grand nombre de ses contemporains, à Rome, en Grèce, en Orient, l’auteur croit que Néron n’a disparu que pour un temps, et que, caché quelque part au fond de l’Asie, il va revenir avec une armée orientale pour saccager Rome et persécuter de nouveau les chrétiens ; mais cela ne durera pas longtemps. Déjà dans les cieux l’ange du jugement apprête sa retentissante trompette. Le règne de mille ans va venir.

Dans ce livre donc, le diable, l’empire, l’empereur, les lois, les coutumes, la religion païenne, tout cela ne forme qu’un bloc de personnes et de choses également détestables, également maudites. Jamais haine plus vigoureuse n’a trouvé pour s’exhaler d’accens plus formidables. Il ne faut pas s’étonner de cette croyance des premiers chrétiens dans la fin prochaine du monde. Ils l’avaient héritée du judaïsme, dont elle était une des grandes espérances. Si l’on dégage cette croyance de ses revêtemens mythiques, il s’y trouve le pressentiment fort juste de la transformation radicale vers laquelle marchait la société tout entière. On voit régulièrement reparaître des attentes du même genre aux époques de grands changemens. C’est de plus le propre des initiateurs, des hommes de progrès, en politique et en religion, d’oublier les nombreux moyens termes qui les séparent de la pleine réalisation de leurs vœux pour ne contempler que le radieux avenir qui illumine de ses splendeurs les horizons lointains. De là leurs impatiences, leurs essais prématurés, leur intolérance du présent, il faut convenir seulement que, si les païens eurent tort d’accuser les chrétiens de menées subversives et de complots contre la constitution de l’empire, il leur était facile de se tromper en voyant avec quelle hâte, qu’on eût dite provoquée par la haine du genre humain, les Juifs et les chrétiens soupiraient après un avenir qu’ils prétendaient prochain, et où la vieille société s’effondrerait tout entière dans un épouvantable cataclysme.

Il y a donc aux premiers jours, entre l’esprit chrétien et le monde, un abîme qui paraît sans fond. Il en est de même du côté païen. Au premier abord, nous n’apercevons que du dédain en haut, que de la haine stupide en bas. On reste confondu en voyant l’ignorance d’un Suétone et d’un Tacite quand ils parlent de la secte nouvelle. Malheureusement l’historien juif Josèphe, qui paraît avoir été très lu au Ier et au IIe siècle, s’était tu de la manière la plus complète sur le Christ et l’apparition du christianisme. Ce silence, qu’on tâcha plus tard de corriger assez maladroitement et qui a donné lieu à tant de conjectures inutiles, s’explique très simplement, comme M. Kœstlin l’a fort bien démontré dans son livre sur les Évangiles, par la tendance systématique de Josèphe à déguiser autant que possible,