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où nageaient des formes indécises dans une lumière inégalement diffuse et trouble. Survient M. Ruskin, et une fois averti par ses explications, le public s’accoutume aux brouillards de Turner ; il finit, à la longue, par leur trouver, lui aussi, quelque charme. Il y a donc toujours entre le peintre et le public un critique appelé à remplir les fonctions d’oculiste et à guérir les aveugles. Un peintre, même secondaire, s’il écrit de manière à se faire lire, a tout ce qu’il faut pour remplir une telle mission.


Avant de me séparer de mes lecteurs, il faut répondre à une objection qui m’a été souvent adressée. Pourquoi vivre sous la tente dans un pays comme les highlands, où il y a des auberges pour ainsi dire à chaque détour de route ? Je déclare solennellement que je n’ai aucune prévention contre les auberges. On y vit assez mal et chèrement ; la vie de camp, telle que je la mène, est d’ailleurs fort coûteuse quand les déplacemens se répètent ou quand votre tente est plantée en quelque endroit peu accessible, par exemple sur une montagne de trois mille pieds. Donc, quand je le peux, j’habite une auberge ; mais l’inconvénient, c’est qu’il n’y a pas toujours une auberge dans les sites où j’ai affaire, et je m’en console en songeant que, si sous ma tente de peintre militant je ne trouve pas tout le comfort imaginable, j’y échappe en revanche à de bien incommodes relations. Et le temps qu’on gagne chaque matin, chaque soir, à se trouver ainsi transporté en face de son modèle ! Et la fatigue qu’on s’épargne ! L’hôtellerie d’ailleurs, si elle est commode pour le touriste en congé, devient insupportable à la longue pour le paysagiste sous le harnais.

J’avoue cependant qu’il a fallu renoncer à ma hutte, dont je parlais naguère avec tant d’enthousiasme, non qu’elle ne fût d’un usage commode, mais elle n’avait pas les qualités portatives requises pour mes fréquentes excursions. Je l’ai remplacée par une tente exécutée d’après mes dessins par M. Benjamin Edgington, sans égal dans cette branche d’industrie. C’est à mon gré l’idéal d’un atelier de paysagiste ambulant. Elle a résisté aux vents d’équinoxe les plus fougueux dans les situations les plus exposées. À l’extérieur, c’est un cube de huit pieds en tout sens, sur lequel s’élève une pyramide haute de six pieds, et qui a huit pieds carrés à sa base. Les murs perpendiculaires du cube inférieur sont en trois morceaux ; le toit pyramidal est d’une seule pièce. La doublure extérieure est de deux morceaux pour les murs et d’un seul pour la toiture. Il y a aussi pour le parquet un épais tapis imperméable. L’invention la plus originale est une glace de trois pieds six pouces de long sur dix-huit pouces de haut, encadrée d’acajou, et qu’on adapte, la tente une