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bien des lieues et gravir maint sentier escarpé pour arriver à la région des bruyères.

C’étaient les bruyères qui m’attiraient. Je rêvais pour mes tableaux futurs certains premiers plans que je voulais étudier à fond et rendre avec cette fidélité scrupuleuse qui est la loi suprême de notre nouvelle école de peinture. D’ailleurs je prenais ainsi peu à peu le chemin des hautes-terres, et je m’initiais par degrés à l’intelligence de ces paysages à part dont l’interprétation est si ardue, la splendeur si insaisissable dans ses variétés infinies. Je pressentais bien des difficultés dans une lutte aussi obstinée, un aussi formel défi porté à la nature ; mais une forte dose de cette obstination anglo-saxonne qui a déjà vaincu tant d’obstacles semblait me garantir la victoire après le combat. Je ne reculai donc pas, et sur la frontière des comtés d’York et de Lancastre, au point culminant de la route de Burnley à Hepstonstall, par une sombre journée d’octobre, j’allai fièrement installer dans une petite ondulation de terrain la hutte que j’avais inventée tout exprès pour cette campagne d’hiver.

Cette hutte, chef-d’œuvre de joint, est exclusivement composée de panneaux de bois dont les plus grands ont deux pieds six pouces carrés ; ils peuvent être démontés et transportés à dos de mulet, ou même à dos d’homme, pour être ensuite assemblés, au moyen de chevilles en fer, de manière à former une construction solide. Quatre des plus grands panneaux, garnis de carreaux de vitre, les plus épais et les meilleurs qu’on ait pu se procurer, servent de fenêtres, et prennent vue sur tous les points de l’horizon. Une fois dressés, les murs de la hutte n’offrent à l’extérieur qu’une surface parfaitement unie et plane. Le chevillage est en dedans (précaution contre les voleurs aussi bien que contre la pluie, car une bonne fiche de fer est un objet fort tentant aux yeux de nos paysans du Yorkshire) ; de même pour le parquet, relié aux murailles par tout un système analogue de chevilles et de crampons. Le toit, en arceaux, est revêtu d’une forte toile (water proof), et enfin j’ai pourvu au renouvellement de l’air dans cette demeure portative au moyen d’un double ventilateur placé aux deux extrémités de cette voûte légère. Quel trésor eût été devant Sébastopol une aussi comfortable résidence ! Et quelle joie pour un peintre, un jour de neige, alors que le vent la chasse devant lui en tourbillons étincelans, d’étudier ces effets merveilleux commodément et chaudement installé derrière une vitre bien nette !

Dès la première nuit qui suivit notre installation, la hutte montra ce qu’elle valait. Nous avions profité pour la dresser d’une assez belle après-midi ; mais à peine mes hommes avaient-ils fini leur travail, que le vent s’éleva et sembla promener sur les landes solitaires une