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des Grecs[1], assimilent les plus hautes manifestations du génie humain aux œuvres les plus vulgaires de l’industrie humaine. Ces préjugés, il les analyse et les scrute avant de les combattre ; il en cherche, il en trouve l’origine dans les calculs les moins légitimes, les penchans les moins avouables. Les fonctions sociales sont classées, selon lui, non d’après leur valeur intrinsèque, mais d’après celle que leur prête l’égoïsme de chacun, égoïsme sur lequel le soldat agit par la crainte, le prêtre dispensateur du ciel et de l’enfer par la crainte et l’espoir combinés, l’homme de loi par son influence sur toute question d’intérêt, l’homme d’argent par les sordides ambitions auxquelles il fait appel et le prestige dont l’entoure son opulence, acquise Dieu sait comme. Toutes ces catégories d’ailleurs prennent part à l’action gouvernementale, et l’écrivain lui-même, en tant qu’il dispose de l’opinion, a sa place marquée dans cette complication de rouages qui constitue le mécanisme social ; mais l’artiste inoffensif qui vient, au milieu de cette foule armée et bruyante, solliciter simplement un regard sympathique, une admiration désintéressée, l’artiste, qui ne peut ni servir ni nuire, se trouve par là même rejeté aux derniers rangs. Son isolement relatif ne lui laisse de rapports qu’avec un petit nombre de protecteurs plus ou moins éclairés, plus ou moins capricieux, et tandis que l’avocat, le médecin, l’avoué même, ont leurs cliens, l’artiste, lui, n’a jamais que des patrons. En lui payant son travail, on croit faire acte de protection, et nullement acquitter une dette sérieuse.

Ce n’est pas sans une profonde ironie, à peine tempérée de jovialité, que M. Hamerton, gentleman de naissance et pourvu de quelque fortune, raconte à ce sujet les incidens qui marquèrent son début dans la carrière où l’appelait une vocation impérieuse. « Mes plans d’avenir une fois divulgués, nous dit-il, maint avocat m’offrit de me lancer au barreau ; des littérateurs me laissèrent entendre que l’art était un champ bien étroit pour une intelligence comme la mienne ; des professeurs de théologie me décrivirent, avec une élégance toute classique, les comfortables loisirs des fellows d’Oxford ; une belle dame m’assura qu’elle soupirait après le bonheur de m’entendre prêcher ; une autre souhaitait par-dessus tout savoir comment m’irait

  1. Plutarque ne nous laisse aucun doute sur la médiocre estime dans laquelle ses contemporains tenaient les artistes les plus éminens, lorsqu’après avoir dit que l’habileté à tout métier mécanique et servile suppose une coupable négligence d’études plus nobles, il ajoute ces paroles remarquables, citées avec un douloureux étonnement par M. Hamerton : « Pas un jeune homme de bon lignage ou de sentimens élevés ne désirerait être Phidias après avoir vu le Jupiter de Pise, ou Polyclète après avoir admiré la Junon d’Argos. » Il était impossible, on en conviendra, de choisir deux noms qui missent mieux en relief la pensée de l’écrivain, et en devinssent après bien des siècles une condamnation plus frappante.