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ne sortent guère d’ailleurs d’un faubourg de la capitale, et n’ont de relations qu’avec une société officielle fort restreinte. Ce qui s’étend plus loin, ce qui exerce une action plus générale, c’est l’exemple de ces Européens de toute provenance qui, à mesure que les communications deviennent plus faciles, accourent en Turquie pour y faire leur fortune. À part quelques honorables exceptions, tous n’ont qu’un souci, qu’une pensée : gagner de l’argent n’importe comment, n’importe à quel prix. Des devoirs qui leur seraient imposés, comme avant-garde de l’Occident, en face d’un peuple moins avancé, ils n’en ont cure ; l’idée même du devoir leur est étrangère. Aucun scrupule moral ne les gêne. Ces vices que l’on jette sans cesse à la face de la Turquie, ils en font leurs complices, ils s’en servent pour pousser plus avant et plus vite leur fortune, et ils augmentent ainsi cette dépravation dont ils font de si noires peintures. L’Europe ne se montre pas à l’Asie par ses beaux côtés. Ceux qu’elle envoie là-bas, à part une bien faible minorité, ne peuvent inspirer aux Turcs qu’appréhension et répugnance. « Ces gens-là, se disent les Turcs, ne sont pas meilleurs que nous ; mais ils sont plus actifs et plus habiles. Nous les valons bien, mais ils ont plus de pouvoir que nous. Ce sont des êtres puissans et dangereux ; faisons tout ce qui sera en nous pour leur fermer la porte de notre pays, les empêcher de prendre pied sur notre sol, et les tenir à distance. » Ce n’est pas trop mal raisonner, et je comprends ce sentiment.

On ne se méprendra point, je l’espère, sur la pensée qui m’a dicté ces réflexions. J’ai, dans le cours des récits qu’elles terminent et complètent, assez souvent signalé les vices de l’administration turque et assez hautement témoigné le mépris que m’inspiraient la plupart de ses agens pour qu’on ne puisse avoir l’idée de me ranger parmi les panégyristes ou même parmi les apologistes du gouvernement actuel de la Turquie. Pendant que je parcourais et que j’étudiais l’Orient, ce qui me préoccupait surtout, ne l’aura-t-on pas déjà deviné ? c’était l’état, les souffrances, les progrès, les destinées futures des chrétiens d’Orient. C’est à ces chrétiens, j’en suis profondément convaincu, qu’appartient l’avenir ; un peu plus tôt, un peu plus tard, par un naturel effet de leur supériorité intellectuelle et morale, ils remonteront au premier rang, ils reprendront la direction des affaires. Néanmoins, à ce point de vue même et dans l’intérêt des chrétiens, il importe encore d’être juste envers les Turcs et de favoriser tout ce qui se peut faire de progrès par eux ou tout au moins avec eux ; il convient de les surveiller sans distraction et de les contenir sans faiblesse, si le vieux fanatisme menace encore d’éclater quelque part, mais de ne point pousser leur empire à la ruine, de ne point le supprimer brusquement par un coup d’impatience et de colère. Dans cet Orient régénéré où j’aime à me représenter les chrétiens