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reçoivent plus leur salaire ; mais on attend des jours meilleurs en s’aidant les uns les autres, de sorte qu’on est gêné sans doute et qu’on souffre, mais que pourtant on ne meurt pas de faim. Le Turc ne conçoit évidemment pas la propriété tout à fait à notre manière, comme un droit égoïste et absolu ; celui qui a de l’argent croit que les autres y ont presque autant de droit que lui. « Quand je donnais, dans les premiers temps de mon séjour en Turquie, de l’argent à mon cavas, me disait M. Ritter, j’étais tout étonné d’abord de voir ses amis s’installer chez lui et vivre à ses dépens, je me demandais comment cela finirait, et je lui faisais des reproches de son imprévoyance ; mais je compris bientôt qu’il était moins fou que je ne croyais : je le vis, quand il n’eut plus d’argent, envoyer sa femme et sa fille passer quinze jours, un mois, chez ses amis de Stamboul, et lui-même aller leur demander à dîner quand il était libre. » Il n’est pas rare de voir un Turc, quand il a de l’argent, donner à un compatriote qu’il connaît à peine, mais qui se plaint d’être gêné, 40 ou 50 piastres.

Que les gens sages et avisés prennent en pitié, s’il leur plaît ainsi, ces cœurs trop grands ouverts et ces mains si facilement généreuses ; qu’ils parlent, en haussant les épaules, de prodigalité et d’insouciance, je le veux bien : je ne peins pas les mœurs des Turcs pour demander que nous les imitions à Paris, mais pour que nous comprenions que tout n’est pas mal chez eux, parce que tout ou presque tout y est autrement que chez nous. On devrait, en politique aussi bien qu’en littérature, se rappeler souvent ces deux vers si justes d’un de nos poètes les plus sensés :

Chacun, pris en son air, est agréable en soi ;
Ce n’est que l’air d’autrui qui peut déplaire en moi.


Nous avons voulu donner aux Orientaux l’air d’autrui, nos idées, nos goûts, nos manières, et nous n’avons réussi qu’à créer chez eux des besoins nouveaux. De là un trouble profond jeté dans les rapports sociaux, tels que les avaient institués et réglés le génie même de la race, les conditions de son développement historique et le lent travail des siècles. Pour mieux faire comprendre ma pensée, je citerai un exemple. En Turquie, partout où a pénétré l’influence européenne, et où se trouvent des musulmans ayant vécu quelque temps parmi nous et ayant pris quelque goût pour nos usages, les subventions abondantes qui aidaient les pauvres à vivre tendent à diminuer, ce qui est certainement une des causes de la misère actuelle. Autrefois, par la large hospitalité qu’ils accordaient à tout venant, hospitalité de leur toit et de leur table, les gens en place rendaient en quelque sorte d’une main au peuple ce qu’ils lui prenaient de l’autre. Ainsi, pendant le mois de ramazan,