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et le medjilis lui donne des appointemens pour qu’il visite gratis tous ceux qui l’appellent. Les médicamens se paient à part. Il y a aussi des imans qui vous guérissent de la fièvre en écrivant sur un petit papier certaines formules de prière ou certains versets du Coran dont ils connaissent la vertu magique : on jette ce petit papier dans un verre d’eau et on l’y laisse tremper une nuit ; le lendemain matin, vous retirez le papier et vous buvez l’eau. Si vous n’êtes pas guéri, c’est que la foi vous manquait, et que votre incrédulité a empêché Dieu de faire un miracle en votre faveur. On ne peut imaginer jusqu’où va en Turquie, dans toutes les classes de la population, la croyance aux amulettes. Il y a quelques années, un Juif karaïte de Crimée était venu passer quelques jours à Amassia pour y faire des achats de soies. Je ne sais quel mauvais plaisant répandit dans la ville le bruit qu’un poil de la barbe de ce Juif coupait les fièvres. Le malheureux ne pouvait plus sortir, que trois ou quatre personnes ne le suivissent dans la rue en lui criant : « Au nom de Dieu, effendi, au nom de tes enfans, un poil de ta barbe, un seul ! C’est une bonne action. Dieu te le rendra ! » Leur dire qu’ils se trompaient eût été peine perdue ; il fallait s’exécuter. La nuit, le pauvre Juif soupçonné de posséder ainsi des vertus magiques ne dormait que la porte bien fermée, de peur que pendant son sommeil on ne vînt lui voler sa barbe. Si son séjour à Amassia se fût prolongé, il serait reparti sans un poil au menton.

Pendant notre visite à Zileh, l’hiver a brusquement commencé avec le mois de décembre ; en une nuit la neige a blanchi les montagnes, puis, continuant à tomber pendant quatre journées consécutives, elle a fini par tenir aussi dans la vallée. C’est les pieds dans la neige à demi fondue et recevant des averses glacées sur le dos que M. Guillaume et moi, nous avons mesuré et relevé le champ de bataille de Zéla ; c’est encore avec cette même température que mon compagnon, après notre retour à Amassia, achève l’étude des tombes royales ; il lui faut de temps en temps aller réchauffer à un petit feu de branchages allumé contre le rocher ses doigts engourdis par le froid. Heureusement nous avons pour nous dédommager et nous remettre le bon poêle allemand de notre hôte, autour duquel nous passons ces longues soirées de décembre ; mais le voyage dans l’intérieur ne serait plus possible sans des souffrances extrêmes, et ne donnerait que de médiocres résultats. Dans toutes les parties un peu élevées du pays, la neige reste sur le sol pendant six semaines ou deux mois, et là où elle fond, des boues indescriptibles arrêtent à chaque pas les chevaux de bagages. En outre les plus petits cours d’eau deviennent alors des torrens infranchissables. Le dégel interrompt quelquefois d’une manière absolue les communications entre