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la promesse qu’avait faite le pouvoir d’améliorer, en s’en emparant, la gestion de ces biens, elle n’a été que très imparfaitement tenue ; les directeurs envoyés de Stamboul n’administrent guère avec plus d’intégrité que les anciens conseils de fabrique. Quand nous arrivâmes à Amassia, on venait de destituer l’evkaf-naziri ; ses malversations avaient été poussées si loin, il avait si bien affamé étudians et mollahs, si bien fait sa propre fortune, que la Porte avait fini par accueillir les réclamations qui lui arrivaient d’Amassia : elle annonçait, pour le remplacer, un administrateur qu’elle présentait comme un modèle d’intégrité ; on l’attendait à l’œuvre, non sans quelque incrédulité.

Ce n’est pas dans une ville où domine l’influence des mosquées que l’on peut attendre de la justice turque quelques égards pour les chrétiens, quelque impartialité à leur endroit. Il va sans dire que jamais ici le témoignage d’un raïa n’est admis contradictoirement à celui d’un Turc. Les Européens établis dans le pays me racontent certaines iniquités judiciaires qui pourront paraître presque incroyables à ceux qui ne connaissent la Turquie que par des relations complaisantes ou naïves et par les déclarations officielles de la Porte. Voici un fait qui s’est passé à Amassia en 1860 : une femme arménienne entre un matin chez une Turque, sa voisine, pour lui réclamer un tapis qu’elle lui avait prêté ; à l’entrée du harem, au lieu de la maîtresse, elle trouve le maître de la maison, qui se jette sur elle, se porte sur sa personne, malgré sa résistance et ses cris, aux derniers excès, puis finit par la dépouiller des pièces d’or qu’elle portait au front et au cou. L’Arménienne, dès que le misérable la laisse aller, sort éperdue, et raconte l’affaire à son mari. Les Arméniens se réunissent aussitôt, et vont en corps porter plainte au pacha ; on cherche le Turc ; il s’était déjà sauvé de la ville. On le trouve dans un village voisin, et sur lui le diadème, le collier de l’Arménienne. Il est amené devant le juge musulman, qui prononce une incroyable sentence : il fait rendre les pièces à l’Arménienne, reconnaissant ainsi qu’elles étaient sa propriété et qu’elles lui avaient été indûment enlevées. En même temps, sur la question de l’attentat à la personne, à l’honneur de cette femme, il renvoie le Turc acquitté, parce que l’Arménien ne pouvait produire de témoins musulmans qui attestassent les violences commises. De pareils actes ont-ils souvent des témoins ? Il ne manquait d’ailleurs pas de chrétiens qui avaient vu dans quel état la malheureuse s’était précipitée hors de la maison du Turc, tout en désordre encore et toute tremblante de la lutte où elle avait succombé ; mais leur témoignage n’avait aucune valeur aux yeux du juge, et ne fut pas invoqué. L’affaire fut donc traitée comme une espièglerie sans conséquence, et le misérable,