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l’île de Crète, et je ne doute pas que, dans ce poste important, i) n’ait pris, par les mêmes moyens, une grande influence sur les affaires de l’île. L’Angleterre a en Orient beaucoup d’agens aussi habiles et aussi énergiques que celui-ci, et, sachant quels services ils lui rendent en Turquie, elle n’a garde de les envoyer, aussitôt qu’ils ont montré quelque talent, faire aux antipodes un nouvel apprentissage. Je suppose un homme comme l’agent consulaire de Samsoun arrivant en même temps qu’un nouveau consul français dans une ville quelconque de l’empire turc, à Janina, Trébizonde ou Damas ; l’Anglais sait le turc et le grec, il connaît les usages du pays, le caractère des primats musulmans et chrétiens, les habitudes de l’administration turque ; l’autre, le Français, arrive de Rio-Janeiro, de Québec ou de Melbourne. Mettez que ce soit un homme de mérite, très supérieur même à son collègue : encore lui faudra-t-il au moins un an pour étudier son terrain et savoir de quel pied partir sans trop risquer de faire de faux pas.

Amassia est, après Angora, la ville où nous faisons le plus long séjour ; il faut nous mettre tout de suite en règle avec les autorités. Le lendemain de notre arrivée, nous allons rendre visite au gouverneur, Salih-Pacha ; dès le matin, il avait envoyé son kiaia ou lieutenant prendre de nos nouvelles et nous offrir ses complimens de bienvenue. Nulle part on ne nous avait fait encore un accueil aussi brillant. Tous les zaptiés qui forment la gendarmerie de la province sont rangés en haie sur notre passage, depuis la porte du konak jusqu’au bas de l’escalier. Le pacha nous attend à la porte de son salon ; il épuise toutes les politesses en usage : ainsi il fait apporter le sorbet après le café, il nous fait servir avant lui, il nous empêche de nous en aller quand nous en manifestons l’intention, et il fait remplir une seconde fois les pipes. Pour ne pas être en reste, je l’accable de complimens auxquels il est parfois embarrassé de répondre, et qu’il n’a pas l’air de prendre tous pour argent comptant. M. K…, en sortant de l’audience où il nous a accompagnés, me plaisante sur l’habitude que j’ai prise du style oriental et de ses exagérations. Le pacha est loin, à ce qu’il paraît, de mériter tous ces éloges ; il a pourtant un assez rare mérite, me disent même des gens qui ne l’aiment pas : il ne vole point. On m’en avait déjà dit autant du vali d’Iusgat, Riswan-Pacha. Il est donc en Anatolie jusqu’à deux pachas qui passent pour honnêtes. Celui-ci gâte d’ailleurs cette qualité par de graves défauts : il est, m’assure-t-on, fourbe, avare et négligent ; tout en paraissant grand ami des Européens, lui aussi, dans les affaires qui les concernent, il se laisse conduire par cette sourde jalousie que ressentent contre eux presque tous les Turcs, et que les Francs, il faut le dire, justifient trop