Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 44.djvu/904

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de promener nos agens d’un bout à l’autre du monde habité, sans les laisser s’établir et s’enraciner nulle part ni apprendre aucune langue, sans leur permettre de se rompre la main, par une longue pratique, aux manières de faire propres à chaque pays. Les Anglais sont plus habiles ; ils comprennent mieux, pour ne parler que de l’Orient, combien il est essentiel d’avoir ici des gens accoutumés à parler aux Turcs et sachant comment il faut traiter et agir avec eux. Il y avait à Samsoun, pendant ces dernières années, un agent consulaire anglais, M. G…, qui a laissé de grands souvenirs dans le pays ; tout en n’ayant qu’un titre inférieur, il jouissait d’une influence considérable dans toute cette région, et il était horriblement craint des Turcs. C’est qu’il ne les ménageait pas. Un jour, à Samsoun, il entrait au conseil ; le pacha et tous les autres se lèvent ; seul, le muphti, un vieillard très connu pour son orgueil et le mépris qu’il témoignait aux chrétiens, reste assis. M. G… va droit à lui, le saisit par la barbe et le met ainsi sur ses pieds, à la force du poignet, en lui disant : « Tu sauras que quand le représentant de la reine d’Angleterre entre quelque part, on doit se lever. » Une autre fois, le cadi de Sinope lui joua le même tour. M. G… tenait à la main son fouet de chasse ; il alla droit au vieux Turc, et, brandissant son arme : « Qu’aimes-tu mieux, lui dit-il, te lever devant un ghiaour, ou recevoir des coups de fouet d’un ghiaour ? » Le choix du personnage ainsi apostrophé fut aussitôt fait : à l’instant même il était debout. Sans doute l’énergie peut paraître ici bien voisine de la brutalité, el je suis loin de dire qu’il faille souvent recourir à des moyens aussi violens ; mais, qu’on y songe, l’Oriental est tellement habitué à voir tous ceux qui ont en main la force en abuser, qu’il ne la comprend pas autrement que manifestée par l’insolence : dès que vous ne cherchez pas à vous faire craindre, il croit que vous vous sentez faible et que vous avez peur ; il devient aussitôt ingouvernable. Demandez à tous ceux qui ont voyagé en Orient : le seul moyen de s’y faire respecter, c’est de commencer par être aussi dur et hautain que possible ; ce n’est qu’après avoir ainsi parfaitement établi sa situation qu’on peut s’humaniser et devenir sans péril, comme on y est naturellement porté, bienveillant et poli. M. G… connaissait son terrain. Deux ou trois algarades de cette espèce suffisaient à avertir les gens, à leur faire bien comprendre, une fois pour toutes, comment ils seraient reçus, s’ils s’avisaient de manquer d’égards au consul d’Angleterre ; elles lui ont évité, j’en suis garant, pour tout le reste de son séjour à Samsoun, l’ennui d’avoir à subir et à relever ces mille petites impertinences dont les Turcs un peu fanatiques savent si bien trouver l’occasion et le prétexte dans leurs rapports avec les Européens. M. G… est maintenant consul à La Canée, dans