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et moins attrayans que la vue d’ensemble. À la porte par laquelle nous arrivons, ce sont des monumens seljoukides d’une capricieuse et riche ornementation, puis une grande mosquée, celle du sultan Bayezid-Ilderim, le vainqueur de Nicopolis, fort bien entretenue, au milieu d’une esplanade plantée d’arbres qui donne sur la rivière ; ce sont des quais qui nous rappellent un peu ceux du Tibre à Rome, des maisons bâties sur pilotis, des moulins qui s’avancent jusqu’au milieu de la rivière, avec des barrages qui leur amènent l’eau, de grandes roues hydrauliques pour arroser les jardins, plusieurs ponts de bois, un pont de pierre qui remonte sans doute à l’époque byzantine, tout construit qu’il est avec des débris antiques, des bases et des fûts de colonne, des fragmens de corniches. Enfin dans la ville même, au-dessus, au-dessous, tout alentour, se pressent l’un contre l’autre les mûriers, maintenant dépouillés de leurs feuilles. Malgré la teinte grise que l’hiver a répandue sur tout cela, ce premier aspect d’Amassia nous enchante.

Méhémed-Aga et un cavas du pacha nous attendaient à la porte de la ville pour nous conduire chez M. K.., riche négociant et industriel suisse établi depuis longtemps à Amassia, et à qui nous étions recommandés. Un peu plus loin, nous rencontrâmes M. K… lui-même, qui venait à cheval au-devant de nous. Sa maison est située presque à la campagne, au sud-est d’Amassia, en un point assez élevé d’où l’on a une vue admirable sur la gorge, la ville et le château. Nous éprouvons un indicible plaisir à nous retrouver cordialement accueillis par quelqu’un que nous pouvons appeler un compatriote (en Orient, les Suisses sont sous la protection française), dans une maison européenne fournie de tous ces objets dont nous sommes privés depuis Angora, lits, chaises, tables, livres et journaux d’Europe, etc. Il y a même un piano ! Un piano, quand on vient de vivre huit jours à Boghaz-Keui, huit jours à Euiuk, paraît quelque chose d’admirable, et on pardonne avec effusion au pauvre instrument tous les mauvais momens qu’il vous a fait passer en France, dans ces soirées de famille où s’essaient les jeunes débutantes, dans ces maisons de Paris où retentissent à chaque étage deux ou trois clavecins, où les gammes qui vous réveillent le matin vous empêchent le soir de fermer l’œil. C’est comme ces gens qu’on évite ou qu’on salue froidement quand on les aperçoit à Paris, tandis qu’on leur saute au cou, si on vient à les rencontrer inopinément à cinq cents lieues de la France. Il n’y a plus ici par malheur personne pour faire chanter les notes endormies, pour nous jouer quelque vieil air du pays ; celle qui touchait ce clavier, et dont les morceaux favoris sont là dans un coin, tout couverts de poussière, celle pour qui cette maison avait été meublée à grands frais, loin