Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 44.djvu/89

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de l’artiste, on se vengeait du silence imposé ailleurs à l’expression de l’orgueil national, aux souvenirs même que chacun gardait des gloires récentes et des malheurs de la patrie.

Dans cette tentative pour donner une satisfaction publique à des sentimens condamnés alors, ou tout au moins désavoués par le pouvoir, un procédé importé depuis peu en France venait merveilleusement en aide au pinceau. Un des premiers, Horace Vernet avait su deviner et mettre à profit les ressources qu’offrait ce procédé si commode. Sous sa main deux fois adroite, la lithographie était devenue vite un mode de reproduction pittoresque équivalant presque à l’eau-forte, et en même temps un moyen de propagande politique aussi puissant, aussi fécond dans les résultats qu’un refrain de Béranger ou qu’un pamphlet de Paul-Louis Courier. Qu’on se figure l’effet produit dans nos provinces, peuplées de tant d’anciens soldats, par l’éloquente image de ces drapeaux, de ces uniformes maintenant proscrits, naguère si fièrement portés! Quels mouvemens d’impatience contre le présent, de partialité pour le passé, ne devaient pas susciter ou entretenir ces petites pièces satiriques sur les voltigeurs de Coblentz, ces complaintes sur les grognards de Waterloo, que le crayon d’Horace Vernet dédiait, comme celui de Charlet, aux souvenirs ou aux rancunes patriotiques de la foule! A Paris, l’intérêt qui s’attachait aux croquis héroï-comiques publiés par Horace Vernet était certes aussi vif et aussi général. Dans les salons comme dans les ateliers, comme dans les mansardes, on dévorait ces allusions à des événemens et à des héros dont le dessinateur avait dû taire les vrais noms, mais qu’on ne reconnaissait pour cela ni moins sûrement, ni moins vite. On se passait de main en main ces lithographies, on encadrait pieusement ces estampes d’après quelques tableaux qui n’avaient pas figuré au Salon, et qui représentaient Napoléon à l’île d’Elbe ou à Sainte-Hélène, ou presque aussi habituellement un Soldat laboureur, type un peu mélodramatique dans les formes, mais bien approprié d’ailleurs aux arrière-pensées de l’époque et qui, reproduit nombre de fois par le pinceau, par le crayon, par le burin, transporté ensuite dans le roman et sur le théâtre, n’arriva jamais à lasser la sympathie publique, ni à rencontrer nulle part des spectateurs indifférens.

Vers les premières années de la restauration, Horace Vernet, dans l’opinion du plus grand nombre, n’avait donc pas uniquement l’importance et l’autorité d’un très habile artiste : on honorait encore en lui, et peut-être au fond de préférence au peintre, le défenseur de la cause nationale, l’avocat du malheur, le vengeur de nos gloires oubliées ou méconnues. Sans prétendre contester ni diminuer en rien les mérites et la générosité du rôle qu’il prit à cette époque.