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en apparence de nos répugnances premières et s’installer par droit de conquête à un rang où les épigrammes n’oseront plus les poursuivre, ni les hommages leur faire défaut. Nos sympathies au fond resteront acquises à des talens moins impérieux, à ceux qui, s’exprimant à peu près dans notre langue, nous auront d’autant mieux associés à leurs propres secrets et plus aisément séduits.

Or où trouver un peintre qui ait eu au même degré que M. Vernet ce don d’intéresser familièrement, d’amuser les regards du public ? Chacun de ses tableaux semble moins une œuvre d’art préméditée qu’un entretien fortuit, une causerie où les hasards de l’improvisation amènent à chaque instant sous le pinceau du narrateur un trait spirituel, où les souvenirs du fait sont reproduits et commentés séance tenante avec tout le laisser-aller de la verve, avec la volonté pourtant et la science de ne pas se répandre en discours superflus. Rien qui sente la thèse, ni, à plus forte raison, le sermon ; rien non plus qui ne suffise pour nous mettre au courant des choses et pour nous enseigner nettement ou nous rappeler ce dont nous devons être informés. La netteté, la clarté dans l’expression de la pensée et dans les formes du récit, telle est en effet la qualité principale de la manière ou plutôt de l’organisation même de M. Vernet. C’est par là, par cette aptitude si éminemment française, par cette prédilection innée pour le vraisemblable, qu’il se rattache à la famille des maîtres qui l’ont précédé dans notre pays : pour le surplus, il ne procède que de lui-même ou de ses aïeux directs, Antoine, Joseph et Carle Vernet. Encore, s’il a hérité de ceux-ci le discernement rapide et la dextérité, quel surcroît de ressources n’a-t-il pas ajouté sur ce point à son patrimoine ! Reste à savoir s’il ne lui est pas arrivé de dépenser le tout d’une main distraite ou un peu prodigue, et si, à force de compter sur son heureuse fortune, il n’a pas mis trop souvent en oubli des moyens de succès plus hauts et plus difficiles, des secours plus studieusement préparés.

Nous disions tout à l’heure que, pour entrer de plain-pied et pour demeurer jusqu’au bout en possession de la faveur publique, M. Vernet n’avait eu en quelque sorte à se donner que la peine de naître, de laisser faire sa nature prédestinée, d’assister enfin à l’éclosion ou au développement de son génie, comme un arbre voit d’année en année ses fleurs s’épanouir d’elles-mêmes, ses fruits se nouer et mûrir. Voilà certes un merveilleux privilège, et nous ne savons rien de plus propre à nous dénoncer la main de Dieu que ces mystérieuses injustices en vertu desquelles certains élus reçoivent en abondance, dès le berceau, des biens qui jusqu’au dernier jour seront refusés à autrui ; mais Dieu ne veut-il pas aussi que les hommes qu’il dote si largement achèvent et perfectionnent autant qu’il dé-