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Cette sombre fatalité, attachée aux pas de la fière patricienne que la voix publique accusait d’avoir livré sa patrie, dut rappeler aux païens le parricide Oreste poursuivi par les furies. Les chrétiens, de leur côté, purent appliquer à cette destinée agitée sans paix ni trêve la métaphore hardie d’un de leurs prophètes : « que vous servira d’avoir échappé à la dent du lion, si vous rencontrez un ours sur votre route, et si, rentré dans votre maison et appuyant la main contre votre mur, vous y trouvez une vipère qui vous mord ? » — D’autres familles chrétiennes, moins vouées au malheur que celle des Anices, atteignirent les plages de l’Égypte et la Palestine, où Jérôme les recueillit. Elles avaient mendié le long du chemin. Le solitaire leur donna du pain et un toit dans le monastère élevé par ses soins près de la grotte du Sauveur, à Bethléem. Là se trouvèrent bientôt réunis, dans deux couvens séparés, des hommes distingués ou savans et d’illustres dames, de qui le fondateur pouvait dire, en les montrant avec orgueil : « Rome est ici. » Il apprit de leur bouche la plupart des détails que nous avons transcrits plus haut sur les événemens du siège et la dispersion qui le suivit. Sous leur dictée aussi, il écrivit ces pages indignées qui porteront à la dernière postérité le nom et la condamnation de l’infâme Héraclianus.

Le passage d’Alaric avait laissé dans Rome bouleversée encore plus de désordre moral que de ruines. Quand les esprits se furent rassurés sur la crainte d’un retour des Goths, la guerre religieuse, animée, implacable, vint s’asseoir sur ces débris fumans. Jamais en effet la question des deux religions ne s’était posée si nettement en face des hommes de ce siècle, habitués à juger de la vérité d’une croyance d’après son utilité matérielle, et le polythéisme semblait avoir raison. Rome n’était plus ; son prestige était évanoui, son éternité tant proclamée avait reçu un irréparable échec. « Rome a péri dans les temps chrétiens, » entendait-on dire de toutes parts, et ce cri était mêlé de malédictions contre les chrétiens, de blasphèmes contre leur Dieu. Ce n’était pas tout : les chrétiens, au fond, n’avaient guère été plus ménagés que les païens. À l’exception de ceux qui s’étaient réfugiés dans les basiliques, leur sort avait été pareil : ils avaient vu leurs biens pillés, leurs femmes insultées ; bien plus, des églises avaient été réduites en cendres, des vierges violées, des prêtres traînés en captivité : les consciences d’un grand nombre étaient troublées jusqu’à la révolte. Beaucoup se demandaient si le Christ, qui confondait le fidèle avec l’infidèle, était injuste ou impuissant comme les divinités de pierre et de bois. L’incrédulité avait beau jeu au milieu de ces mécomptes d’une foi mal éclairée, et les épicuriens, qui pullulaient toujours aux époques de calamités publiques, pouvaient réciter triomphalement aux païens et aux chrétiens déçus les vers de Lucrèce sur les dieux.