Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 44.djvu/726

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ainsi les faits nous autorisent à croire que si l’Union est encore en danger, l’esclavage du moins ne sortira pas triomphant de la lutte. L’institution patriarcale s’en va, et quoi qu’en disent les impatiens, elle disparaît beaucoup plus rapidement que les mœurs américaines ne pouvaient nous le faire espérer. Des millions de noirs auxquels la loi n’accordait pas d’existence morale vont entrer dans le concert de l’humanité et pourront lui rendre d’autres services que celui de labourer péniblement la terre ; en même temps des millions de blancs qui s’étaient accoutumés à mépriser le travail et se seraient crus dégradés, s’ils avaient fait œuvre de leurs mains, apprendront que l’homme s’ennoblit par le labeur et contribueront à la prospérité générale. Les habitans des états du nord gagneront aussi à la libération des esclaves du sud, et, sachant désormais que la liberté civique ne doit pas être un privilège de peau, ils n’offriront plus le honteux spectacle d’une république comptant des îlotes parmi ses membres. Une fois débarrassée de ce lourd fardeau de l’esclavage, la société américaine pourra marcher d’un pas plus rapide vers la réalisation d’autres progrès et commencer une nouvelle ère. Certes c’est une chose immense que la fin prochaine de cette funeste institution dont l’histoire se confond avec celle même de l’humanité depuis les premiers jours de la vie des peuples. Cependant, à l’exception de quelques milliers d’abolitionistes confians dans la puissance des idées, républicains et démocrates du nord s’étaient lancés tête baissée dans le conflit sans prévoir aucunement le résultat de leurs efforts patriotiques, sans vouloir autre chose que le maintien de l’Union. La veille même de l’installation du président, le congrès avait voté d’enthousiasme un amendement à la constitution, interdisant à jamais d’abolir la servitude des noirs dans aucun des états de la république. Maintenant, deux années à peine après le vote de cet amendement mémorable, que d’ailleurs la nation n’a point ratifié, l’émancipation des esclaves est inaugurée dans les états du centre, l’affranchissement est décrété par le président Lincoln dans les états du sud. L’esclavage, désormais condamné, épuise ses dernières forces à prolonger la guerre civile, à continuer la série de ces chocs sanglans qui mettent à l’épreuve le courage et la persévérance des deux fractions hostiles du peuple. Ces malheurs serviront-ils d’enseignement aux nations qui possèdent encore des esclaves ? Les planteurs brésiliens et cubanais se laisseront-ils entraîner en aveugles vers la ruine, ou bien comprendront-ils que leur seul moyen de salut est de travailler résolûment à l’abolition de la servitude ? Qu’ils se hâtent, s’ils veulent échapper au désastre qui menace les propriétaires d’esclaves dans le pays voisin.


ÉLISEE RECLUS