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précieux dans la jurisprudence américaine, et reconnaissait implicitement la grande fraternité des hommes. Devenu citoyen, le nègre avait donc une patrie, et désormais son droit aussi bien que son devoir était de la défendre les armes à la main. Toutefois, au commencement de 1863, les hommes de couleur n’étaient que très exceptionnellement employés en qualité de combattans dans l’armée fédérale. Les deux seuls généraux qui eussent osé faire appel à ces auxiliaires et s’exposer ainsi aux fureurs et aux calomnies du parti démocratique étaient le général Hunter dans la Caroline du sud et le général Butler en Louisiane.

Dès la fin du mois de mai 1862, six cents noirs, choisis parmi les plus robustes, avaient été enrôlés sur les plantations de l’archipel de Port-Royal. Dans le nombre, quelques-uns, nous dit un rapport de M. Pierce, suivirent les sergens recruteurs avec une certaine hésitation et s’engagèrent par vanité ou par un sentiment d’honneur mal entendu ; mais la plupart, remplis d’enthousiasme pour cette patrie qui les avait rendus à eux-mêmes, s’enrôlèrent avec joie dans l’espérance de hâter l’émancipation de leurs frères encore esclaves. On leur donna pour les instruire des officiers blancs pris dans les autres régimens, mais ils choisirent eux-mêmes tous leurs sous-officiers. D’ailleurs ils devaient être traités exactement de la même manière que les autres soldats américains, et si on les tint d’abord séparés du reste de l’armée, ce fut afin de ménager leur susceptibilité et de leur épargner les insultes qu’auraient pu leur prodiguer encore quelques hommes grossiers. Bientôt les volontaires noirs de Port-royal, dont le régiment avait été graduellement complété par de nouvelles recrues, auraient pu servir de modèles aux volontaires du nord par leur discipline et leur entrain guerrier. Ces qualités sont d’autant plus méritoires chez eux que leur service est beaucoup plus pénible et surtout plus dangereux que celui des blancs. Destinés principalement à opérer dans les régions marécageuses de la côte, il leur faut passer les bayous à la nage, se cacher en embuscade dans les vasières couvertes de joncs, s’exposer aux miasmes mortels des eaux corrompues. Les coutumes actuelles de cette guerre sont bien plus terribles aussi pour eux que pour leurs compagnons d’armes blancs. Non-seulement ils doivent braver la mort pendant le combat, mais après une défaite il ont à craindre la pendaison, la torture du fouet, ou, ce qui est pis encore, un nouvel esclavage. Les blancs faits prisonniers peuvent espérer d’être renvoyés sur parole ; mais les nègres sont favorisés quand on les fusille comme des militaires.

Ces dangers, qui feraient peut-être hésiter bien des soldats de race caucasienne, n’ont point abattu l’ardeur patriotique des noirs de Port-Royal. Dans toutes les occasions, ils se sont conduits de manière à prouver « qu’ils appréciaient leur liberté récente et la