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eux, cette distinction prouverait que la liberté des nègres est complètement indifférente au chef de l’Union et aux républicains ; mais elle prouve simplement que le président n’a pas voulu outre-passer ses pouvoirs. S’il est autorisé en vertu de la guerre à prendre de violentes mesures de salut public dans les états rebelles, il doit avant toutes choses respecter la loi dans les états où la constitution est encore en honneur ; il ne peut oublier son titre de magistrat suprême de la nation. D’ailleurs M. Lincoln a toujours professé que l’émancipation graduelle des esclaves est préférable à un affranchissement immédiat, et c’est en désespoir de cause qu’il a proclamé l’abolition immédiate dans les états qui ne reconnaissent plus l’autorité fédérale. Maintes fois déjà il avait conseillé aux législatures spéciales de se tracer un plan de conduite pour ménager la transition entre l’esclavage et le travail libre. Récemment encore, dans son message du 4 décembre, il avait instamment recommandé aux membres du congrès national et des diverses législatures de modifier la constitution des États-unis pour rendre le rachat et l’affranchissement des esclaves obligatoires sur toute l’étendue de la république avant la fin du siècle. M. Lincoln ne pouvait faire au peuple américain une proposition plus grave que celle d’introduire un amendement dans la constitution, et l’importance même de cette démarche prouvait suffisamment combien l’abolition de la servitude lui tenait à cœur. Peut-être avait-il eu tort de ne pas insister sur une émancipation plus rapide, mais ne serait-ce pas déjà un progrès immense, si l’on pouvait indiquer une date certaine en fixant un dernier terme à cette odieuse institution que ses fauteurs se vantaient de pouvoir rendre éternelle ?

Une des conséquences les plus sérieuses de la proclamation présidentielle du 1er janvier 1863 est celle qui, pour nous servir de l’expression de M. Sumner, « fait entrer l’Afrique en ligne de bataille. » Du reste, rien n’est plus constitutionnel que de donner des armes aux nègres, qu’on les considère comme de simples instrumens, ou qu’on leur reconnaisse le titre d’hommes. Le seul obstacle à leur entrée dans l’armée fédérale est la couleur plus ou moins foncée de leur épiderme. Déjà le Rhode-Island et d’autres états de la Nouvelle-Angleterre, qui accordent le droit de suffrage aux personnes d’origine africaine, avaient pris depuis plusieurs mois l’initiative du recrutement des noirs. Récemment aussi, la cour suprême venait de lever toutes les difficultés légales au sujet de l’enrôlement des hommes de couleur, en leur accordant le titre de citoyens libres et en les assimilant aux autres Américains. Cette décision, si facile à prendre et à proclamer au nom de la justice, s’appuyait, il est vrai, sur d’interminables considérans rédigés dans un style obscur et diffus ; mais elle l’en constituait pas moins un progrès des plus