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l’homme. La rudesse sévère de cette forêt de colonnes et l’imposante nudité du noir métal s’harmonisent du reste assez bien avec la sombre et orageuse couleur du fleuve. Le nouveau viaduc se recommande par d’autres qualités : c’est, malgré son apparence massive, le plus léger, le plus solide et le moins coûteux qui ait encore été construit si l’on regarde aux conditions et aux difficultés de l’entreprise. Les vastes colonnes, composées d’énormes cylindres de fonte ajoutés pièce à pièce et superposés les uns aux autres en forme de tubes, reposent bravement sur le lit argileux de la Tamise, où elles s’enfoncent à quelques pieds de profondeur. Ces tubes creux ont été ensuite remplis à l’intérieur par des travaux de maçonnerie, des ouvrages de brique et des masses de ferraille, de manière à leur donner l’inébranlable fermeté d’un roc. De tels appuis seront en effet soumis à de rudes épreuves ; la charge que le pont doit être à même de supporter a été évaluée par les ingénieurs à 1,500 tonnes. Le colossal viaduc sera en même temps un pont de chemin de fer (railway bridge) double en largeur de tous ceux qui existent dans le royaume-uni, et un chemin sur l’eau pour les piétons trois fois plus étendu que n’était l’ancien suspension bridge. Un tiers environ de cette vaste surface sera en outre occupé par la tête de la gare. Il était difficile de montrer avec plus d’éclat à quel point la science des ingénieurs anglais se joue des élémens et des obstacles. O fleuve ! où est ta victoire ?

Le viaduc de Charing-Cross est encore à l’état de construction -.pour trouver un railway bridge terminé et ouvert dans Londres au système de circulation par la vapeur, il faut nous avancer en amont de la Tamise jusqu’aux abords de Chelsea ; là nous rencontrerons un railway bridge qui relie déjà le débarcadère de Victoria et la ligne du Great-Western au chemin de fer du Palais de Cristal. La situation par elle-même est pittoresque : à droite et un peu plus haut s’étendent les jardins de Chelsea-Hospital, qui forment en été une agréable masse de verdure ; à gauche se développe le charmant parc de Battersea avec tous les ornemens naturels d’un vrai parc anglais. Les rives du fleuve, découvertes et égayées d’herbe, conservent encore dans cet endroit-là un certain air champêtre. La Tamise elle-même n’est point du tout la sombre et travailleuse rivière qu’elle sera bientôt en pénétrant dans le cœur de Londres. On dirait un robuste campagnard qui, tout en entrant dans la ville où il va se mettre vaillamment à l’ouvrage, retient encore quelque traits de sa simplicité rustique. Le fleuve, à la hauteur de Chelsea, se souvient encore des bords tranquilles, des riches pâturages, des grands arbres, des groupes de bœufs ou de moutons qu’il a vus en passant depuis sa source, mais surtout des troupeaux de cygnes blancs qu’il a rencontrés depuis Richmond, et qui, captivés par la douceur de ces