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et, loin qu’il n’ait été que le glorieux serviteur de la révolution française, c’est elle qui l’a servi. L’empereur a été lui-même, et il a péri pour avoir voulu subjuguer et non pas suivre la force des choses. Pour lui comme pour nous, que ne s’est-il contenté d’être le suprême agent de la révolution ? Mais les hommes comme lui ont un moi qui ne se subordonne jamais.

On demandera pourquoi, s’il a tout rapporté à lui, son nom est resté populaire. C’est que nul sentiment n’est aussi désintéressé que l’admiration. Si l’on étudie des faits, on ne voit pas que les classes les plus laborieuses de la société aient dû à l’empire aucuns bienfaits particuliers, aucuns en dehors de ceux qui résultent nécessairement de l’ordre public et d’une administration régulière. Les rigueurs de la conscription ont spécialement pesé sur elles, et vers la fin elles ont ressenti dans leur plus grande intensité les douleurs de l’invasion. La paix, si chèrement payée, fut un bien dont il faut avoir vu les effets, pour les apprécier. À peine la restauration commençait-elle à se relever des misères de son origine, dès 1818, époque de libération et d’espérance, la prospérité publique, les contemporains s’en souviennent, prit son premier essor. On aperçut les signes naissans d’un bien-être général dont on ne connaissait pas d’exemple, et à partir de 1825 jusqu’à nos jours la France ouvrière et productive a marché dans la voie d’un progrès sans égal, à peine interrompu par deux ou trois crises passagères. Approchez-vous cependant des masses populaires, surtout des populations rurales ; interrogez-les, et voyez qui leur a laissé le plus grand souvenir du gouvernement, qui les a fait jouir de la paix ou de celui qui leur ai valu l’invasion. Ingrates du bonheur, elles sont reconnaissantes du malheur et de la gloire. C’est que le peuple, surtout dans les campagnes, ne connaît et ne juge des gouvernemens que par l’imagination. Il est encore près de cet âge des sociétés où l’histoire place les temps héroïques. Il aime la fable ; il conçoit poétiquement ce qu’il ne connaît pas, et, faisant de sa propre histoire un mythe fantastique, il ne l’accepte qu’éclatant, grandiose et vague : et telle est pour lui la renommée de Napoléon. Par un contraste avec son siècle, qui se dit positif et se pique de rationalisme, Napoléon appartenait à cette race de grands hommes qui parlent à l’imagination plutôt qu’à la raison. C’est en effet entre ces deux facultés humaines qu’ont à choisir ceux qui veulent laisser un souvenir à l’histoire, et les plus mémorables d’entre eux, ceux qui s’emparent le plus puissamment de d’immortalité, sont ceux qui échappent, par une grandeur voisine des nuages, à la mesure, au calcul, à l’analyse, et semblent sortir de toutes les proportions connues. Napoléon a été de ceux-là. C’est ainsi qu’il est devenu si vite et si aisément un personnage fabuleux, jusque-là que sa mort a longtemps passé pour une fable.