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Le voyant alors à une grande élévation au-dessus de sa tête, il le rejoint, et tombe épuisé par les efforts qu’il a faits. Suit une comparaison de ces deux modes d’ascension avec les deux voies à suivre pour gagner la vie éternelle, les uns escaladant le ciel, les autres s’arrêtant sur les pentes plus douces et moins ardues du péché. Cette idée ranime le courage et les forces de Pétrarque, et il finit par atteindre le sommet. Les bûcherons, dit-il, lui donnent le nom des fils (filiorum) par une espèce d’antiphrase, puisque ce sommet, le plus élevé de tous, semble le père de tous les sommets voisins. Ce nom s’est conservé dans celui de la Font-Filiole, source qui jaillit près de la cime et dont il a déjà été question. Pétrarque, après s’être reposé quelques instans, jette les yeux autour de lui. Les Alpes, voisines de sa chère Italie, attirent ses premiers regards ; il croit les toucher de la main, tant elles semblent rapprochées : leurs sommets, couverts de neige, lui rappellent le passage d’Annibal. Il soupire en songeant au doux ciel de l’Italie, et il est pris d’un désir immense de revoir sa patrie ; mais un lien invincible le retient : c’est Laure, qu’il aime depuis neuf ans, depuis qu’il l’a entrevue, le 6 avril 1327, à six heures du matin, dans l’église des religieuses de Sainte-Claire, à Avignon[1]. « J’aime ! s’écrie-t-il. J’aimerais mieux ne pas aimer, je voudrais haïr ; j’aime cependant, mais malgré moi, contraint, triste, gémissant, et dans mon malheur je dis comme Ovide :

Si je ne puis haïr, j’aimerai malgré moi. »


Pendant qu’il exhalait ces plaintes, le soleil s’inclinait à l’horizon. Il jette un dernier coup d’œil autour de lui, distingue les montagnes du Lyonnais, la mer entre Marseille et Aigues-Mortes, et le Rhône serpentant dans la plaine, puis il tire de sa poche un petit exemplaire des Confessions de saint Augustin, don du cardinal Colonna, pour élever son âme vers les choses spirituelles. Il ouvre le manuscrit, tombe sur le dixième livre, et à sa stupéfaction il lit : « Et les hommes admirent les montagnes élevées, et les vagues puissantes de la mer, et le cours des grands fleuves, et les contours de l’océan, et les orbites décrits par les astres, et ils s’abandonnent eux-mêmes. » — « Je restai, dit-il, confondu, et fermai le livre, honteux d’avoir pu m’extasier devant des objets terrestres, quand les

  1. Virtute, onor, bellezza, atto gentile,
    Dolci parole ai bei rami m’han giunto
    Ove soavemente il cor s’invesca.
    Mille trecento ventisette appunto
    Su l’ora prima il di sesto d’Aprile
    Nel labirinto intrai ; nè veggio ond’esca.
    (Sonnet CLXXV.)