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fête militaire, disent les historiens, tant il y avait d’ordre et de régularité dans la marche du Barbare, de calme dans les populations qu’il traversait! » Sur la rive droite du Pô, près de Bologne, il prit et démantela le château d’OEcubaria, dont la garnison, vaillante et animée, à ce qu’il parait, avait gêné sa marche et pouvait gêner sa retraite; puis, longeant les marais de Ravenne jusqu’aux portes d’Ariminum, il présenta à l’armée impériale un défi que celle-ci n’accepta point. Il ne fit pourtant que passer, laissant Ravenne à sa gauche; mais il dévasta cruellement le pays vers Ancône et jusqu’à la frontière du Picénum, brûlant, pillant, détruisant tout, afin qu’il ne restât rien après lui de ce qui pouvait ravitailler l’ennemi. Il franchit ensuite le col de l’Apennin qui conduisait dans la vallée de la Nera et de là dans celle du Tibre. C’était la principale route d’étape de Rome à l’Adriatique : des villes importantes, des châteaux-forts la garnissaient dans tout son parcours; il saccagea les premières et rasa les seconds. Tout fuyait devant lui; les habitans se cachaient, les garnisons se repliaient sur Rome avec une partie des populations fugitives. Il parcourut ainsi la Haute-Étrurie jusqu’aux abords de Narnia, place trop importante pour qu’il négligeât de s’en emparer.

Cette marche d’Alaric allant prendre Rome sans opposition, au milieu du silence de l’Italie, avait quelque chose de lugubre et de mystérieux. Lui-même paraissait en proie à une agitation croissante à mesure qu’il approchait de ces murs consacrés par la gloire, par la puissance, par les respects du monde entier. Pris d’une sorte d’ivresse sacrilège, il sentit à ce nom se réveiller dans son âme les instincts primitifs du Barbare, l’orgueil de la destruction, l’ambition de terminer sous le fil de son épée les destins d’une ville qui se disait éternelle, l’idée enfin d’un pillage étrange, unique dans l’histoire, le pillage des trésors de l’univers entassés là pendant dix siècles. Au feu de ces ardentes pensées, son imagination s’exaltait; il croyait entendre, il entendait les voix qui l’avaient troublé jadis en Pannonie dans la solitude des bois sacrés, lorsqu’il y rêvait la seule gloire qu’il comprît alors, celle des destructions et des ruines. On raconte qu’un ermite, descendu des âpres vallées de l’Apennin, se présenta un jour sur son passage, et le conjura avec larmes de ne point attenter à la ville du genre humain, d’épargner au monde une calamité sans exemple. « Je marche malgré moi, aurait répondu le Balthe avec une sorte d’égarement; il y a là quelqu’un qui me pousse en avant et me crie sans cesse : Va prendre Rome. » Ses soldats intérieurement n’étaient guère plus tranquilles. Nourris depuis leur enfance de récits merveilleux ou de contes effrayans dont Rome était l’objet, ils doutaient si cette reine des nations, qu’on adorait, et dont aucun ennemi étranger n’avait jamais souillé le sol