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image chrétienne, et l’on sait qu’en pareil cas ces signes matériels survivent longtemps à l’intelligence de l’idée qu’ils représentaient. M. van Lennep verrait plutôt dans les kisil-bachi des héritiers des anciens cultes païens du pays : à certains indices, il a cru reconnaître qu’ils conservent des rites secrets, des espèces de mystères. Ce qui est certain, c’est qu’un grand trait les rapproche des chrétiens et les distingue profondément de toutes les religions qui les entourent, aussi bien du judaïsme que de l’islamisme turc ou persan. Ils ne reconnaissent aucune espèce d’impureté légale. Autre fait non moins curieux : ces goûts contre nature, qui sont malheureusement si fréquens chez les Turcs et les Persans, n’existeraient pas parmi les kisil-bachi, et ce vice, dont on ne prend même pas la peine de se cacher parmi les Osmanlis, inspirerait à ces sectaires la plus profonde horreur. Quelles sont les croyances ou tout au moins les traditions qui donnent à ces obscurs fidèles d’un culte inconnu une telle supériorité morale ? Il y a là un de ces délicats et difficiles problèmes d’archéologie religieuse, si l’on peut ainsi parler, comme l’Orient en garde encore tant d’autres à la sagacité de ses futurs explorateurs.

L’Orient est encore, dans toute la force du terme, la terre des mystères ; c’est là ce qui fait à la fois son infériorité politique et sa haute originalité, son charme étrange et puissant. Tandis qu’en Occident la conquête romaine, l’introduction du christianisme et l’esprit de la renaissance ont tout changé et tout transformé, et que le monde y a fait en quelque sorte peau neuve, les invasions et les conquêtes ont passé sur l’Asie comme glissent les vagues rapides sur la dure et luisante surface d’un rocher battu des flots. En Asie, les races et les religions ne se sont pas, comme dans notre Europe, détruites et remplacées, ou bien fondues dans une unité nouvelle où le travail de la réflexion parvient seul à distinguer les élémens primitifs ; mais elles se sont ajoutées et juxtaposées les unes aux autres, sans se pénétrer : les plus anciennes, à mesure qu’elles se voyaient vaincues par des races et des religions plus jeunes, demandaient un abri aux vastes profondeurs des déserts, aux âpres retraites de la montagne, ou bien encore se dérobaient dans l’ombre, et cachaient sous le voile d’une apparente soumission leur opiniâtre résistance au culte officiel et leur indomptable vitalité. C’est ainsi que sur cette terre fidèle rien ne périt, tout dure et se conserve. Sachez écarter les apparences trompeuses, les appellations modernes, les orthodoxies officielles, et sous les nouveautés qui semblent avoir triomphé, vous retrouverez, vivantes encore et à peine modifiées par tant de siècles et des fortunes si diverses, les races autrefois dominantes, des mœurs, des superstitions, des croyances, des liturgies qui vous feront